12 nov 2020

Bonnie Banane : “Si Coluche et Beyoncé avaient fait l’amour, ils m’auraient eue comme fille”

Quelque part entre le R’n’B et la pop, l’électro et la funk, Bonnie Banane s’est affirmée depuis huit ans comme une figure inclassable de la musique française. Ce vendredi 13 novembre, la jeune femme sort enfin son premier album “Sexy Planet”. L’occasion de revenir avec elle sur son écriture, mais aussi d’évoquer son regard sur un monde en flammes qui gagnerait à devenir plus sexy. Rencontre.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Sur Skype, Bonnie Banane nous accueille avec le sourire. Après huit années à semer des morceaux, de nombreuses collaborations et trois EP remarquables, l’auteure-compositrice et interprète s’apprête à dévoiler, ce vendredi 13 novembre, son tout premier album. Et son titre ne s’oublie pas : Sexy Planet – ou quand la Terre s’incarne en femme sexy mais enragée, prête à imploser. Une forme aussi puissante que le fond de l’opus qui, au fil de ses chansons pensés par l’artiste “comme des formules magiques”, raconte toute l’essence de sa créatrice : ses heures passées, adolescente, devant les clips rap et R’n’B diffusés sur MTV ou le nez plongé dans les rayons des disquaires, à passer d’Erykah Badu à Brigitte Fontaine, puis, plus tard, à apprendre le poids des mots lors de ses années au conservatoire d’art dramatique. Ses quatorze morceaux inédits mêlent alors les genres pour mieux s’en affranchir, passent de l’humour à la mélancolie, de la langueur à l’exaltation, avec parfois quelques accès de colère toujours tempérés par sa voix flegmatique. L’album le confirme, Bonnie Banane est inclassable, représentante d’une scène musicale française qui ne souhaite plus dire son nom mais qui revendique, comme elle, un désir fondamental d’authenticité et d’éclectisme. À l’approche de cette étape majeure dans sa carrière, la jeune femme évoque ses multiples inspirations, les coulisses de son opus et insiste sur l’importance d’“être sexy”.

 

 

Numéro : J’ai d’abord besoin que vous m’aiguilliez un peu. Dans les communiqués de presse, on vous situe “entre Aaliyah et André Rieu” ou bien “entre Brigitte Fontaine et D’Angelo”.  De qui vous sentez-vous la plus proche ?

Bonnie Banane: J’ai conscience que c’est assez difficile de me situer. Tout ce que je peux aimer est si différent que je peux m’amuser à proposer un spectre très large, vous voyez le truc ? Et puis il y a une dimension un peu rieuse dans le projet Bonnie Banane. Brigitte Fontaine, D’Angelo et Aaliyah ont fait des albums que j’ai énormément écouté. André Rieu en revanche, pas tellement, mais peut-être que physiquement je suis plus proche d’André Rieu que d’Aaliyah. [rires] Et peut-être que si Coluche et Beyoncé avaient fait l’amour, ils m’auraient eu comme enfant ! Maintenant vous pouvez vous imaginer Coluche et Beyoncé en train de faire l’amour. Ne me remerciez pas.

 

 

J’ai l’image en tête, le plus difficile maintenant va être de s’en débarrasser. À propos de filiation, vous restez un mystère pour les journalistes. On a beau chercher, on ne trouve nulle part ni votre âge ni votre vrai nom. Avec la sortie de l’album, vous comptez encore garder le secret ?

J’ai su très jeune que je n’étais pas à la bonne place et je suis très vite sortie de cela pour me construire toute seule. Donc aujourd’hui, dévoiler les informations civiles sur moi ne va pas vous indiquer ce que je fais ni ce que je suis, ce serait un peu une manière d’annuler le projet Bonnie Banane et de remettre sur le tapis un passé dont je me suis sauvée. Ma vie privée n’est pas de l’ordre du divertissement, mais ma musique oui. La musique m’a sauvée, m’a divertie, a tué mon ennui, m’a donnée de la joie, et je souhaite lui rendre la pareille tout en me protégeant !

Quand on lit les commentaires de vos vidéos Youtube, certains disent que vous êtes dans la stratosphère, d’autre dans le futur ou même sur une autre planète. Vous vous situez où vous ?

Cela ne me dérange pas de ne pas être identifiable, c’est souvent l’écho que je reçois. Il y a parfois des gens qui ne se souviennent pas de mon visage, et cela me fait un bien fou de rester un peu anonyme, de garder un côté un peu “ninja”. Mais moi je me trouve très normale. J’ai toujours fait très attention à ne pas devenir folle parce que j’aurais pu. C’est peut-être pour cela que j’ai pris mon temps et que maintenant est le meilleur moment pour sortir cet album. Cela m’a permis de me préserver des gens malsains, de la course à la productivité et au succès.

 

 

Avant la musique, vous êtes passée par la fac de cinéma et le conservatoire d’art dramatique. Vous n’avez jamais voulu faire une carrière d’actrice ?

Ha ! Je n’ai jamais vraiment pensé “carrière”, c’est un mot qui sonne assez étrange, que l’on l’utilise pour moi à la fin de sa vie. J’ai surtout eu envie de participer à une œuvre d’art, de travailler avec des artistes que j’aime et qui m’inspirent et pour l’instant c’est la musique qui me l’a permis. Dans le cinéma, ce sont vraiment les scénarios et les histoires racontées qui m’intéressent. Mettre en scène aussi. J’adore observer les autres, les voir évoluer… Mais je ne me sens pas encore capable de diriger des personnes, il faut que j’aille plus loin dans mon projet musical avant que cela soit possible.

 

 

“J’ai toujours fait très attention à ne pas devenir folle parce que j’aurais pu.”

 

 

Pourtant, avoir fait du théâtre semble vous avoir aidé à acquérir une certaine aisance scénique, n’est-ce pas ?

C’est peut-être que ce que vous voyez, mais quand je me rappelle des acteurs et comédiens aux côtés desquels j’étais à l’époque, je sais que j’ai conservé quelque chose de très amateur par rapport à eux. Je n’ai pas énormément de technique, mais c’est sans doute en partie volontaire car je souhaite garder l’aspect naïf, spontané des choses. Parfois, je trouve que le côté trop professionnel enlève quelque chose d’important.

 

 

Votre premier EP, sorti en 2012, s’appelait Greatest Hits. Vous aviez à peine commencé que vous sortiez déjà votre best of ?

Au début je voulais l’appeler Greatest Tits (“Les meilleurs seins”) ! [rires] Mais ça ne s’est pas fait. A l’époque, comme je n’étais pas prise de tête, je me suis dit : “l’EP doit sortir, on va l’appeler Greatest hits car il réunit mes meilleurs morceaux jusqu’ici”. Et pour moi, même huit ans plus tard, mon premier single MUSCLES est le meilleur titre que je ne ferais jamais. Quand je l’ai écrit, je n’étais pas du tout dans l’optique d’une carrière musicale, je l’ai fait par pur plaisir et joie. La musique n’est pas très bien mixée mais il y a quelque chose de très frais qui me plaît, c’était de la création pure. Aujourd’hui, je trouve que la pochette a vieilli mais le clip du morceau reste le meilleur que j’aie jamais fait, et il n’a coûté que trente euros ! Tout cela, je m’en suis rendue compte au fur et à mesure que j’ai avancé et que les enjeux sont devenus plus sérieux. Depuis j’essaie toujours de convoquer ce moment très authentique de genèse du projet Bonnie Banane.

On vous place souvent au sein d’une nouvelle scène musicale française. Dedans il y a Myth Syzer, Ichon, Flavien Berger… c’est très éclectique et donc souvent inclassable. Qu’est-ce qui vous relie selon vous ?

C’est vrai que j’ai participé à des projets avec des artistes qui peuvent faire partie de groupes, comme Myth Syzer et Ichon avec Bon Gamin ou Jimmy Whoo avec Le Grande Ville Studio, mais je n’étais qu’une visiteuse. Derrière Bonnie Banane, je suis seule et je n’ai jamais voulu appartenir à une “communauté” d’artistes. Quand on dit à Flavien Berger qu’il représente la scène pop française actuelle, il dit qu’il ne s’y retrouve pas du tout, et c’est ça qui fait que son son ne ressemble à rien d’autre. Comme lui, je ne peux pas trop mettre de sens là-dedans, j’ai juste envie de partager des choses avec des gens que j’aime. D’ailleurs, je n’arrive pas à faire de musique avec des gens que je ne connais pas, avec des sons que je reçois : j’ai besoin que ce soit des amis, qu’il y ait des histoires derrière. Et j’avoue que cela me fait vibrer d’être un point commun entre des univers très éclectiques.

 

 

“Quand tu es respectueux et ouvert d’esprit, tu es sexy, quand tu ne l’es pas, tu me débectes.”

 

 

Je vous entendais parler de Flavien Berger l’autre jour, vous disiez : “T’as des amis et t’es fan d’eux, c’est génial non ?”. Et vous, vos amis sont fan de vous ?

Flavien, je l’admire beaucoup parce qu’il est extrêmement authentique. Il reste la même personne sur scène et en coulisses. Quant à moi, bien sûr j’ai des amis qui apprécient ma musique, mais j’en ai  aussi d’autres qui n’aiment pas du tout ce que je fais. Cela m’a appris à accepter le fait qu’on ne peut pas plaire à tout le monde.

 

 

Huit ans se sont passés entre votre premier EP et votre premier album. Comment s’est passée l’écriture de ce dernier ?

L’album a deux points de départ. Le premier est un peu accidentel : pendant l’été 2017, j’ai vécu le deuil d’un être cher puis je me suis retrouvée dans une résidence à Ibiza où nous avons écrit le titre Flash. Parallèlement, mon ancien manager m’a dit que c’était le moment de commencer l’album, et j’ai composé Béguin. Dans le disque, il y a donc quelque chose de très abîmé lié au deuil, à la perte d’un corps et de son histoire, mais l’intention fondamentale n’est pas d’emmener l’auditeur vers cette part obscure. Au contraire, j’avais envie que les chansons soient comme des coups de pouce et que l’album forme un cercle vertueux et positif. Même la chanson Deuil n’est pas triste, elle est conquérante, dynamique, comme le deuil devrait l’être. C’est une quête vers l’avant.

Bonnie Banane – “Sexy Planet” (2020). Couverture de l’album

On entend que notre planète est bleue, immense, mystérieuse, en danger… mais rarement qu’elle est sexy. Quelle est cette Sexy Planet dont vous parlez dans le titre de l’album ?

[Rires] La formulation vient d’un moment complètement irrationnel et purement poétique, de moi devant la tour Eiffel, qui m’exclame : “Sexy planet !”. Je ne peux pas l’expliquer, c’est venu comme ça et je me suis dit que c’était le nom de mon album. Tout de suite, j’ai associé l’idée de planète à une femme généreuse, vertueuse et plantureuse, mais qui est en train de péter un câble. Je trouve ça magnifique une femme en colère, qui prend toute la place et qui nous crache du feu à la gueule : c’est puissant, presque comme un spectacle. Puis quand j’ai écrit Béguin me suis demandé ce que je pouvais faire, moi, pour contribuer au monde que j’avais envie de voir. Je ne sais pas être militante car je ne suis pas assez éloquente, mais en chanson j’y arrive. Je me suis donc dit qu’il fallait redéfinir ce qui est sexy. Tout le monde peut être sexy, mais il faudrait quand même que tous ceux qui sont homophobes, racistes, transphobes et fascistes sachent qu’ils ne sont pas sexy. Et tout en haut de la liste, ce qui est le plus sexy c’est notre habitat, notre planète qui pète un câble. Donc ce que je dis dans Béguin c’est que quand tu es respectueux et ouvert d’esprit, tu es sexy, quand tu ne l’es pas, tu me débectes.

 

 

“Peut-être que physiquement je suis plus proche d’André Rieu que d’Aaliyah.”

 

 

Ca me rappelle une vidéo que vous avez publiée sur Instagram. On vous voit aller voter pour les élection européennes, avec en-dessous marqué “it felt so sexy to vote”

Vous voyez ? Les gens adorent ça ! Mon intention première pour cette vidéo c’était d’inciter les gens à voter. Le vote n’est pas sexy dans la tête de chacun, mais si on transforme le truc ça peut donner envie de le faire. Comme quand Cardi B incite les Américains à aller voter en portant ses meilleurs looks. Disons que le sexy c’est un peu ma solution pour qu’on avance vers quelque chose d’un peu plus ouvert… et de gauche ! [rires]

 

 

Sur la couverture de l’album, il y a un peu de tout. Lune et soleil, thermomètre, cercueil, masques de théâtre, miel et tour Eiffel… C’est un pot pourri de tout ce qu’il y a dans votre imaginaire ?

Comme je travaille beaucoup par rapport aux mots, j’avais envie de faire exister certains mots dans mes paroles qui renvoient à un certain imaginaire. La tour Eiffel, par exemple, incarne souvent l’image que les étrangers se font de la France, et moi j’ai envie de représenter la France avec cet album. J’avais vraiment envie de dresser cette sorte d’imagerie éclectique de tout ce qu’il y a dedans : le coq et l’âne, le jeu avec l’échiquier, la nature avec le tsunami et la flamme, le miel sur le cercueil… Et j’adore les bas-reliefs, j’ai eu envie que la pochette évoque cela. Étonnamment, le mot “relief” en anglais veut aussi dire “soulagement” et je souhaite que mon album soulage aussi les choses.

 

 

Vous avez fait appel à Mati Diop pour le clip de Flash. C’était comment de travailler sur la tour Eiffel avec le dernier Grand prix du Festival de Cannes ?

J’avais dans l’idée de faire ce clip sur la tour Eiffel depuis longtemps, mais à chaque fois ça ne pouvait pas se faire. Par ailleurs, j’avais fait écouter Flash à la productrice de son film Atlantique, une amie que l’on a en commun, et elle voulait que Mati l’écoute à son tour. Pendant le confinement, lorsqu’elle m’a envoyé un mail en me disant que la chanson lui plaisait, ça m’a paru comme une évidence qu’il fallait faire ce clip, surtout que Mati n’était jamais allée sur la tour Eiffel ! Dès mon retour à Paris, tout s’est lancé très vite. Mati a été mon coussin moelleux : elle a cette sensibilité qui lui a permis de comprendre à quel point cette chanson était importante et émouvante pour moi. D’ailleurs, j’ai encore beaucoup de mal à la chanter en entier. Tout cet enchaînement de chances m’a permis de comprendre que, alors même que je pensais que je n’étais pas assez persévérante et trop têtue, cela valait toujours le coup d’y croire et d’attendre.

 

 

Bonnie Banane, Sexy Planet, disponible le 13 novembre 2020.