Buck Ellison: the contemporary art of photography
L'artiste américain, qui expose à Paris à la galerie Balice Hertling jusqu’au 8 décembre, joue avec l'imagerie d'une société aisée et bien-pensante qu'il a côtoyée dès le lycée. Témoignage d'un camarade de chambrée.
Par Peter Denny.
Pour réaliser ses photos grand format, Buck commence par faire des collages afin de mettre ses idées en forme. Sur les murs de son atelier, dans l’appartement que nous avons partagé pendant quatre ans, il scotchait régulièrement des images qui l’inspiraient : ses propres clichés, les impressions de ses recherches sur Google, des photos découpées dans les magazines, mais aussi des notes prises à la volée. Bref, une sorte de casting qui changeait en permanence : des filles à papa qui s’entraînent au lacrosse [sport d’origine amérindienne proche du hockey], des portraits de personnages historiques, des mecs blonds super sexy, Gwyneth Paltrow, des jardins, des écoles, des bâtiments… – nos objets du quotidien se sont même retrouvés dans son œuvre : des assiettes, des sacs de courses, n’importe quoi.
Il ne faut pas regarder une photo de Buck comme une image arrêtée : moi, j’y vois un enchaînement de références, comme les strates d’un long procédé très réfléchi. Dans ses cadrages, c’est tout ce travail préliminaire qui donne sa place à chaque élément. Parfois, ces collages accèdent au statut d’œuvres d’art à part entière, comme les deux exemples qui illustrent cet article : on y voit, sur des lettres à en-tête d’un cabinet d’avocats très connu, divers portraits. Même s’ils sont différents, ils me rappellent sa Christmas Card, la photo des membres d’une famille assis devant le portrait d’un ancêtre. Chez lui, ces images démodées, témoins d’une puissante aristocratie, sont associées à des représentations bien plus actuelles de la richesse.
Buck a commencé ces associations dès le lycée, où l’on était entourés de clichés vivants : des gosses de riches qui tentaient de passer inaperçus. Notre école de Marin County, en Californie, était surnommée “la prépa des babas”. Les programmes étaient basés sur la justice sociale et très centrés sur les questions d’inégalité, mais la majorité des étudiants ignoraient ces problématiques. Quand je regarde une œuvre de Buck, je me rappelle cette fille à qui les parents voulaient acheter la voiture de ses rêves et qui avait choisi une Subaru d’occase, mais aussi ces bandes de petits blancs en tee-shirts Bob Marley qui comparaient les lunettes de soleil qu’il se vantaient d’avoir achetées pour une bouchée de pain à la station-service, ou cet ado qu’on envoyait faire du bénévolat à Bali dans des colos à 20 000 dollars, ou encore ces filles des grands patrons de l’industrie pétrolière qui manifestaient contre la guerre en Irak. Plus ils avaient de fric, moins ils voulaient le montrer.
À mon avis, il était très important pour les plus aisés de ne pas afficher des signes extérieurs de richesse, et c’est ce qui a conduit Buck à s’intéresser à la visibilité de l’argent. Avec le temps, nos convictions manichéennes de petits lycéens se sont affinées pour analyser le monde socio-économique actuel de façon bien plus incisive. Et en particulier cette minorité hyper riche qui se prétend progressiste alors qu’elle profite du système oppressif qu’elle fait semblant de combattre. Malgré tous leur efforts, ce sont de petits détails qui trahissent ces privilégiés : les portraits de héros des guerres en Europe ou de membres de leur famille au sang bleu, des assiettes superbes peintes à la main ou l’argenterie qui leur vient de leurs arrière-grands-parents, leurs cabinets d’avocats créés avant la guerre de Sécession, tout ça…
Buck et moi, on trouvait cette éducation ridicule, mais on n’était pas mieux ! Habiter Marin County ou un endroit similaire, c’est la garantie d’avoir un problème − conscient ou non − avec son statut socio-économique. Comme Buck est intimement lié à ce sujet d’étude, son travail dépasse la simple critique. Il ne s’agit pas de juger tel ou tel mais de montrer les sources mêmes de la prospérité, les normes d’une classe sociale qui, très souvent, ne se rend même pas compte à quel point son langage châtié échappe à l’homme de la rue. Ses collages, ébauches ou œuvres finies, insistent sur un contexte plutôt que sur une personne ou une anecdote. Devant une photo de Buck, un sentiment de calme, de confort et de beauté me submerge, en même temps qu’un certain malaise. Le visiteur ressent ce qu’il veut, mais le plus important, c’est qu’il regarde. En ces temps d’inégalités sans précédent, personne ne doit se dispenser d’ouvrir grand les yeux.
Exposition, du 7 novembre au 8 décembre, galerie Balice Hertling, Paris.