“Mais dites-moi, elle est sinistre cette interview, j’ai l’impression d’être chez le psy !” Rencontre avec Étienne Daho
Figure tutélaire de la pop française et idole nationale, Étienne Daho s’est réinventé au fil des décennies, selon ses propres règles, pour affirmer son empreinte sur la musique de notre époque. Un statut à part qui a convaincu la Philharmonie de Paris de lui confier une exposition sous forme de carte blanche, Daho l’aime pop !, dans laquelle l’artiste livre son regard sensible et personnel sur les artistes qui ont successivement incarné à ses yeux la chanson pop dans l’Hexagone. Rencontre avec une icône de la scène musicale internationale.
Propos recueillis par Philip Utz.
Portraits Sofia Sanchez & Mauro Mongiello.
Numéro : Avant de parler de votre nouvel album, Blitz, permettez-moi de vous poser une question : que diable faisiez-vous donc à la Philharmonie de Paris en décembre dernier ?
Étienne Daho : J’assistais au vernissage de l’exposition Daho l’aime pop, que je prépare depuis un an et demi. C’est une exposition qui revisite la pop française de 1950 à 2017, de Charles Trenet à Calypso Valois, en passant par Jacno.
Et le bâtiment de Jean Nouvel, vous en pensez quoi ?
Je l’aime bien. J’y ai joué avec John Cale il y a quelques mois, lorsqu’il y a interprété le premier album du Velvet Underground, et la salle est super.
Quelles sont ses vertus en termes d’acoustique ?
Pour tout vous dire, je ne m’en souviens pas. J’avais tellement le trac que je ne sais plus.
Vous avez encore le trac à votre âge ?
Bien évidemment. Heureusement, d’ailleurs.
Vous avez pourtant quarante ans de scène au compteur…
Comme l’a si bien dit Sarah Bernhardt à une jeune fille qui affirmait ne pas avoir le trac : “Ne vous inquiétez pas mademoiselle, ça viendra avec le talent !”
“Lorsque j’étais à Oran, il fallait passer sous les fenêtres pour éviter une balle perdue… Nous avons failli être brûlés vifs avec ma mère et mes sœurs.”
Quels souvenirs gardez-vous de votre prime enfance à Cap Falcon, un village situé à une quinzaine de kilomètres d’Oran, en Algérie ?
L’Algérie était encore une colonie française à l’époque, mais il y avait énormément d’étrangers et j’ai grandi entouré d’Italiens, d’Américains et d’Espagnols. Cap Falcon était une station balnéaire où mes grands-parents avaient acheté – ou loué plutôt, vu qu’ils n’avaient pas un rond – une épicerie et un débit de sodas et de glaces. La guerre faisant rage à Oran, tout le monde est parti habiter en bord de mer où l’on se sentait plus en sécurité. C’est drôle, parce que les parents d’Yves Saint Laurent possédaient une maison à Cap Falcon, eux aussi. Pour nous, Yves était le voisin d’en face. Mais ce n’est que bien plus tard que je l’ai rencontré, lors d’une soirée surréaliste chez [le mannequin] Bettina Graziani à Paris. Elle nous avait invités à dîner dans sa petite cuisine avec le baron de Redé, Françoise Sagan – qui avait perdu sa voiture, nous l’avons cherchée pendant des heures dans les rues de Saint- Germain-des-Prés – Yves Saint Laurent, Dani et moi. J’ai parlé à Yves de Cap Falcon, et on s’est rendu compte que, pour lui comme pour moi, ce petit village en bord de mer restait de l’ordre du fantasme, comme un endroit qui n’aurait jamais existé hors de notre imaginaire. C’était extrêmement curieux de parler à quelqu’un de cet endroit qui, passé au tamis des souvenirs, était devenu complètement irréel, comme la planète Mars.
Et qu’en est-il de ce mystérieux juke-box qui trônait dans l’épicerie de vos grands-parents ?
C’est mon premier amour. Et on n’oublie jamais son premier amour. Il y avait tous les tubes de l’époque, les Beatles, les Beach Boys et tous les yéyés. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai une affection toute particulière pour la musique des années 60, qui est liée, pour moi, à une forme de légèreté – la plage, la jeunesse, la liberté… J’allais à l’école en diagonale, parce que c’était à la fois une époque très troublée – je venais de me séparer de mes parents et je sentais bien à quel point le monde autour de moi pouvait s’avérer dangereux – et, en même temps, très joyeuse et légère.
Justement, comment se présentait la guerre d’Algérie – qui touchait à sa fin à l’époque – à travers les yeux d’un enfant de 5 ans ?
Lorsque j’étais à Oran, il fallait passer sous les fenêtres pour éviter une balle perdue… J’ai vécu des moments extrêmement tragiques où nous avons failli être brûlés vifs avec ma mère et mes sœurs. Les enfants s’habituent bien à tout cela, mais ce sont néanmoins des événements qui sont présents tout au long de votre existence, qui vous marquent à vie. Ce sentiment d’insécurité, la réactivité aux situations d’inquiétude ou de danger… le fait d’avoir grandi pendant la guerre peut rendre plus aiguës certaines sensations, tout en procurant une forme de résistance. Pour moi, le moment le plus compliqué a été la séparation d’avec mes parents. Pour me protéger, vu que j’étais un gamin libre et fantasque, je fuguais. À 10 heures du soir, je n’étais toujours pas rentré, par exemple. Du coup, on m’a envoyé en pension. Et la pension à 5 ans, c’était dur.
Vous avez dit du directeur de la pension qu’il était “inquiétant”. Qu’entendiez-vous par là ?
Je le trouvais inquiétant parce qu’il était très violent, c’est du moins comme ça que je le percevais. Mais en même temps, je n’avais aucun cadre, donc je vivais toute forme d’autorité comme une agression. Mais dites-moi, elle est sinistre cette interview, j’ai l’impression d’être chez le psy ! Vous voulez qu’on continue ou vous voulez que je pleure ?
Parlons alors de choses plus anodines : sur la pochette de votre second album, La Notte, la Notte, photographiée par Pierre et Gilles, la perruche qui est perchée sur votre épaule était-elle vivante ou empaillée ?
Elle était vivante. C’était l’oiseau de Pierre et Gilles. Il s’appelait Bibic, et moi, j’ai horreur des oiseaux. Pendant la prise de vue, j’étais très, très inquiet, d’autant qu’il n’arrêtait pas de me pincer l’oreille, mais miraculeusement, on a tout de même réussi à tirer une image de la série où j’ai l’air épanoui et offert.
Et la marinière que vous portiez, elle sortait d’où ? De chez Jean Paul Gaultier ?
C’était la mienne. À l’époque, ce n’était pas comme aujourd’hui avec des garde-robes en veux-tu en voilà et des trucs de marque… On avait un pull marin qui durait dix ans, une marinière qui en durait vingt… En tout et pour tout, je devais avoir trois fringues dans mon placard.
“Qui vous dit que j’ai résisté aux tentations ? Au contraire, je suis tombé en plein dedans, pieds et poings liés !”
Pour les pochettes de vos albums, vous avez choisi des pointures photographiques telles que Nick Knight, Guy Peellaert, Pierre et Gilles ou encore Inez & Vinoodh… Dans quelle mesure vous êtes-vous impliqué dans ces photos ?
Une pochette, c’est avant tout une vision, une vitrine de ce que l’on va écouter. C’est comme une affiche de film, une sorte de résumé fantasmé de ce que vous allez voir ou entendre. Depuis mes débuts, j’ai eu la chance de travailler avec de nombreux photographes, j’adore l’image. Je me souviens par exemple avoir fait appel à Pierre et Gilles après avoir vu leurs pochettes pour Mathématiques Modernes. Je ne m’aimais pas du tout, j’avais envie d’être fantasmé, je rêvais d’être beau ! Du coup, j’optais toujours pour les photos où l’on ne me reconnaissait pas, celles qui me rendaient magique et immortel.
Et aujourd’hui, vous vous aimez ?
J’y pense moins. Quand on est jeune, on est davantage dans la séduction, et on est plus soucieux de ce qu’on va provoquer chez les autres. J’avais beaucoup de succès, j’avais plein de fiancées, certes, mais ça ne suffisait pas à me rassurer.
Quel est le cahier des charges lors de la réalisation d’une pochette d’album ? Une photo couleur se vend-elle mieux, par exemple, qu’une noir et blanc ? Une photo de face mieux qu’un profil ?
J’ai souvent été en conflit avec les services marketing des maisons de disques à ce sujet. Pour La Notte, la Notte, par exemple, la maison de disques ne voulait pas entendre parler du portrait de Pierre et Gilles. Il y a eu un vrai rejet. Et, lorsqu’en 1991 j’ai demandé à Nick Knight de signer la pochette de Paris ailleurs – un portrait en noir et blanc, assez cru, où l’on a l’impression d’entrer dans les pores de la peau –, il a fallu que je me batte pour la faire accepter. C’était pourtant un moment de métamorphose pour moi, je devenais un homme, j’avais envie de laisser l’électro pop des années 80 derrière moi, et cette photo était là pour faire passer le message.
“J’ai pris mon premier acide sans même le savoir. Quelqu’un avait glissé un buvard dans mon verre de Coca.”
Je rêve ou vous fumez sur la couverture de votre dernier album, Blitz ?
J’ai fumé de tout dans ma vie. J’ai fumé jusqu’à trois paquets de cigarettes par jour, mais j’ai voulu arrêter. En 2004, je me suis fait hypnotiser en séance collective, et je n’y croyais pas du tout, d’autant plus qu’il y avait une bonne femme à côté de moi dont le ventre gargouillait de façon horrible, et je me disais : “Ah merde ! elle va foutre ma séance en l’air.” Mais au final, ça a marché. Je suis sorti de là et j’ai appelé ma copine Elli Medeiros pour lui dire : “Tu sais pas quoi, je me suis fait hypnotiser…” La bonne blague et tout ça. Et je n’ai plus jamais retouché à une clope.
Comment avez-vous fait pour résister à toutes les tentations, les excès des années 80 lors du succès foudroyant de vos albums La Notte, la Notte (1984) et Pop Satori (1986) ?
Qui vous dit que j’y ai résisté ? Au contraire, je suis tombé en plein dedans, pieds et poings liés ! C’était un mode de vie. J’ai grandi dans les années 70, dans un esprit de liberté, d’ouverture, une certaine idée du romantisme et un goût prononcé pour l’autodestruction… Comment ne pas y succomber en lisant les romans de William S. Burroughs, en écoutant les disques de David Bowie et de Lou Reed ? Autant d’antihéros dont l’image sulfureuse vous ouvrait à autre chose. En les voyant, on se disait : “Tiens, pourquoi ne pas tenter le diable ?”
“Dans la deuxième partie de ma carrière, j’ai considéré que ça ne me convenait pas d’être dans l’œil du public, et c’est à ce moment-là que j’ai disparu.”
Qu’avez-vous donc tenté, plus précisément ?
J’ai tout essayé. L’héroïne, les acides… D’ailleurs, j’ai pris mon premier acide sans même le savoir. Quelqu’un avait glissé un buvard dans mon verre de Coca. À l’époque, c’était une pratique assez courante, ça s’appelait “spiker” un verre. C’était d’une violence folle. J’avais 14 ans, mais en mentant sur mon âge, j’avais réussi à décrocher un poste dans un hôtel à Manchester, histoire d’arrondir les fins de mois et d’apprendre l’anglais pour comprendre les paroles des chansons que j’aimais. C’est là que j’ai fait la connaissance d’un mec grand et fort que tout le monde idolâtrait, une sorte de Dargelos tout droit sorti d’un roman de Cocteau. Allez savoir pourquoi, il m’avait pris sous son aile et il m’emmenait partout. Il s’appelait Damian. Un vrai démon de séduction. Bref, il m’a invité dans une soirée où il m’a fait prendre un acide. Je planais à trois mille et j’avais l’impression que ça n’allait jamais s’arrêter. On a fini par faire le tour de Manchester à pied, sur le périph. J’ai l’impression que ça a duré deux jours, j’ai trouvé ça affreux. J’avais clairement de vieux démons, des traumatismes de l’enfance qui sommeillaient en moi et qui, à ce moment-là, ont tous refait surface à cause de la drogue, sous forme de visions effrayantes, cauchemardesques. Ce qui ne m’a pas empêché d’en reprendre. [Rires.]
À l’instar d’Isabelle Adjani, vous avez vous aussi eu droit, en 1995, à votre vilaine rumeur vous disant mort du sida…
En regardant un documentaire sur Isabelle récemment, j’ai constaté à quel point cette rumeur l’avait affectée, tourmentée, et avait aussi bouleversé sa vie et la manière dont elle a abordé son métier par la suite. Il faut rappeler qu’à l’époque, le sida était perçu comme la peste. Et si les ouï-dire à mon sujet étaient montés de toutes pièces, j’aurais clairement pu y passer avec la vie dissolue que je menais. J’étais un candidat désigné. Bref, en 1992, j’avais monté le projet Urgence – 27 artistes pour la recherche contre le sida, un disque dont la totalité des bénéfices était reversée à l’Institut Pasteur. Il y avait une telle omerta autour de la maladie que nombre d’artistes ont refusé d’y participer, par crainte d’être associés à ce fléau. Je m’en suis pris plein la gueule, mais j’avais une obligation morale de produire ce disque. Suite à quoi, les gens ont commencé à dire : “Si la question le préoccupe tant, c’est qu’il est beaucoup plus concerné qu’il ne veut bien l’admettre.” Je suis passé entre les mailles du filet, mais de nombreuses personnes autour de moi n’avaient pas eu cette chance. Par respect pour elles, je ne me voyais donc pas prendre un clairon pour annoncer que j’étais séronégatif. Jamais je n’aurais fait une chose pareille.
D’où venait cette rumeur ?
Une rumeur, on ne sait pas où elle commence, encore moins où elle se termine.
La “Dahomania” n’était-elle pas usante ? N’y a-t-il pas eu un moment où vous ne pouviez plus aller à la pharmacie chercher une boîte de Lexomil sans vous faire piétiner par une horde de groupies glapissantes ?
J’aime bien l’exemple… ou une boîte de préservatifs, plutôt, voire plusieurs. En effet, c’était un peu compliqué au début, car je croyais pouvoir faire de la musique sans avoir à gérer tout le cirque autour. Dans la deuxième partie de ma carrière, j’ai considéré que ça ne me convenait pas d’être dans l’œil du public, et c’est à ce moment-là que j’ai disparu tout en continuant de faire des disques qui, par chance, ont marché.
Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Marianne Faithfull ou encore Debbie Harry, de laquelle de vos collaborations musicales gardez-vous le meilleur souvenir ?
Sans vouloir faire de langue de bois, je ne fais pas des collaborations par nécessité, mais plutôt par amour, par plaisir, ou par simple envie de partager. Le partage, c’est un truc important pour moi, c’est au fond de ma nature.
Exposition Daho l’aime pop ! jusqu’au 29 avril, à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris, Paris XIXe.
Blitz d’Étienne Daho (Virgin/ Mercury), disponible.