Rencontre avec Deena Abdelwahed, DJ queer qui dynamite la musique orientale
L'œil vif, la verve affûtée, des propos libres et pertinents… Deena Abdelwahed est déterminée mais ne fonce pas la tête baissée. Avec son envoûtant album "Khonnar”, la musicienne déconstruit les clichés à coups de techno dure. De Tunis aux clubs les plus pointus d'Europe, elle mène sa révolution. Rencontre avec l'effrontée, avant son live à la Gaîté Lyrique, le 31 janvier.
Par Laura Catz.
On vous connaît pour vos sons trafiqués, mais vous êtes également une chanteuse de jazz. Qu’apporte ce genre musical à votre création ?
J’ai commencé à m’intéresser à la musique plus ou moins comme tout le monde, en écoutant du hip-hop. Et c'est lors d’un workshop à Tunis que j'ai réellement découvert le jazz : j’étais jeune, je m’ennuyais et un ami m’avait convaincu de l'y suivre. Sur place, j'ai commencé par de petits exercices vocaux vraiment très simples, et mon grain de voix a plu aux organisateurs – qui étaient, à l'époque, des profs de l’Institut Supérieur de Musique de Tunis. Ils m'ont ainsi proposé de chanter dans des hôtels et des restaurants. C’était un moyen agréable de me faire de l’argent de poche, mais surtout cela me permettait de faire de l’improvisation, mais à l'intérieur d'un cadre. C’est cela que m’a appris le jazz : lorsque je compose, j’arrive à trouver des repères, à avoir une idée de mon but et mon processus. Et aussi bien sûr, à chanter, comme je le fais sur mon album.
En 2015, vous avez quitté la Tunisie pour vous installer à Toulouse. Pourquoi ?
Par amour. J’ai suivi ma petite amie qui habitait et travaillait à Toulouse, après avoir entamé la relation à distance.
Cette ville est-elle propice à la création ?
En quatre mois, j'avais pris ma décision, un temps très court pour décider de changer de continent. Toulouse est une ville plus douce, plus humaine et plus agréable que les capitales européennes – trop grandes à mon goût. J’ai finalement décidé d’y rester pour garder intacte ma santé mentale. Je ne ressens pas le besoin de vivre dans une mégalopole, plus cosmopolite et dynamique.
“À Paris ou à Berlin, je fais une overdose artistique”
Et cela vous aide à garder les pieds sur terre…
Et surtout d’éviter une overdose artistique. À Tunis, les artistes sont frustrés de ne pas avoir un accès suffisant à la culture, contrairement à l’Europe, où fréquenter galeries, cinémas, théâtres et salles de concert est une habitude. Il n’y pas ce rythme effréné à Toulouse, ce qui me permet d’apprécier pleinement ce que je vois. Quand je suis à Berlin ou Paris, je me sens vite submergée par l’abondance d’événements culturels, à tel point que sortir devient plus ou moins secondaire, et ne me permet pas de profiter à fond.
En quoi Khonnar, titre de votre EP sorti le 16 novembre qui n'a pas de traduction littérale en français, mais qui évoque le côté sombre, inavouable et dérangeant des choses, reflète-t-il votre musique ?
Ce mot, que j’aime beaucoup, fait référence à quelque chose de secret, proche du tabou. Un secret que l'on cache, dont on a honte car il a causé du tort à quelqu'un et provoqué une injustice, si bien que le responsable essaie de fuir sa responsabilité. Si dénoncer un tabou est une attitude philosophique, “révéler le khonnar” fait référence à quelque chose de beaucoup plus concret : pointer du doigt celui qui est responsable d'une faute.
Aucun rapport avec la prononciation française ?
Parmi les nombreuses personnes qui m’entouraient au moment de choisir le titre, il y avait un Franco-Tunisien, avec lequel je me suis interrogée sur l’orthographe de ce terme, de sorte que les gens le prononcent correctement étant donné que “Kh” en français, cela sonne “k” et pas “rrh”. Ce n’est pas vraiment ce que je cherchais, même si je n’ai aucun problème avec le mot “connard” mais je craignais qu'alors les gens ne prennent pas le titre au sérieux. Et puis finalement, ce double sens, cette ambiguïté avec “connard” n’est qu’un problème français, nous avons donc tranché pour garder Khonnar. De plus, à bien y réfléchir, celui qui a fait la faute et qui se cache, c’est un connard.
“Je suis une bête de dancefloor”
Vous évoquez un “consensus entre vous et le dancefloor”. Qu'entendez-vous par là ?
Je suis une bête du dancefloor, j’ai toujours adoré danser, quitte à donner des complexes à mes amis (rires). C’est ce qui m’a amenée à rechercher une musique à la fois dansante, mais avec des rythmes beaucoup plus complexes que la house ou la techno. Je ne veux pas décrédibiliser ces genres, mais mon corps nécessitait plus de complexité pour danser, j’ai donc recherché du côté des sonorités africaines et brésiliennes, pour rendre la musique électronique plus accessible. Et cela m'a permis d'introduire de la musique orientale. Si, depuis toujours, je suis mordue de junk et de footwork, premières musiques électroniques dansantes, les gens de Tunis me réclament plutôt de la BPM. Pendant mes sets, ils veulent que je simplifie mes mixes pour pouvoir danser avec moi. C'est un consensus que je perpétue avec mon public. Ce n’est ni bien, ni mal, cela m'impose des limites, et j'aime ça.
Dans votre morceau Tawa, vous "torturez" les sonorités orientales… votre réponse à l’actuelle mode “électro orientale” où machines et boîtes à rythmes passent les mélodies arabes au rouleau compresseur ?
On reproche souvent à ma musique un côté sombre, étrange, inquiétante et donc inaccessible, mais en même temps on la trouve puissante. Elle est abstraite au premier abord, instrumentale avec des rythmes nouveaux, on ne peut pas définir son genre. J'ai une approche provocatrice à l'égard de la tradition. Mais je fais des compromis pour ne pas larguer l’auditeur. Ma fronde n’est pas directe, elle n'apparaît dans l’ensemble et peut-être au bout de la deuxième ou troisième écoute.
Quel est votre rapport à la musique orientale ? En quoi votre musique déconstruit-elle ses clichés ?
C’est l’équivalent de votre rapport à Brel ou Dalida. C’est un socle culturel qui est là, que l’on connaît tous, mais qui ne nous parle pas forcément. En voyage à l'étranger, vous allez vous sentir réconforté si vous l'entendez, mais elle ne produira pas le même effet si vous l'entendez passer dans un café en France. Je cherche à savoir pourquoi la musique arabe ne me touche pas quand je suis dans un café à La Médina, et j'essaie de la débarrasser de ses clichés. Pourquoi lui colle-t-on l’étiquette de ringarde ? Là-bas, les intellectuels écoutent Otek ou FKA Twigs. C’est à partir de ces questions que j’ai commencé à produire de la musique électro. Qu’est-ce que le ringard ? Qu’est-ce que le modernisme ? Où est la limite entre les deux ? Cela expose inévitablement à la critique. Un quinquagénaire de la médina de Tunis va me demander pourquoi j’ai voulu utiliser tel ou tel rythme dans tel sens, en jugeant que c'est sacrilège. C’est déstabilisant. Mais c'est le propre de l’expérimentation.
“Je cherche à savoir pourquoi la musique arabe ne me touche pas quand je suis dans un café à La Médina, et j'essaie de la débarrasser de ses clichés.”
Où en est la communauté club à Tunis ?
Elle ne cesse de croître. Avant, il n’y avait qu’un seul club, maintenant, il y en a trois ou quatre, et toujours un lieu où sortir. Le clubbing ne concerne plus une petite communauté. Lorsque je sortais, j’avais l’impression d’être en famille, maintenant, je ne reconnais plus les gens et c’est tant mieux !
La révolution de Jasmin y a sans doute contribué…
Bien sûr. Personnellement, cela m’a appris à m’exprimer ouvertement et ne pas avoir peur. Je ne parlerais pas de moteur de création, car on n’a pas la tête à ça quand on manifeste, mais lorsque la censure de Ben Ali a été abolie, la parole s’est libérée dans tous les secteurs artistiques. Être scandaleux est désormais possible.
Pour construire votre album, vous avez mis vos influences premières de côté en vous appuyant sur ce que vous aviez dans la tête pour un résultat plus spontané. Qu'est-ce qui le distingue de vos premières créations ?
Mon premier album était beaucoup plus technique, c'était une manière de dire “je vais vous montrer comme je suis à l’aise avec les rythmiques”. Kohnnar est beaucoup plus théâtral : on est dans l'émotion, le scénario, l'histoire.
Vous êtes également activiste queer et vous aviez marqué les esprits en collaborant au dernier album de Fever Ray, militante activiste LGBTQ. Comment est née cette collaboration ?
On s'est rencontrées à Lisbonne, il y a un peu plus de deux ans. Elle m’a proposé de lui envoyer quelques essais. Une seule démo a suffi à la convaincre.
“Pour moi, être activiste signifie simplement sortir dans la rue sans avoir peur d'être agressée”
En quoi cet engagement s’exprime-t-il dans votre travail ?
Pour moi, être activiste, c’est le fait de revendiquer d'être visible en dépit du regard des autres, qui peut être violent et dangereux. C’est sortir dans la rue et ne pas avoir peur d’être agressée en raison de mon apparence ou de ce que je pense. Dans les pays arabes, l’activisme féministe consiste simplement à sortir sans voile, acte pour lequel on risque trois ans de prison en Tunisie. Depuis que je suis en Europe, je ne fais partie d’aucune association, ONG ou autre. Je me concentre sur mon intégration. Lorsque cela sera acquis, là je serai certaienement plus militante. Actuellement, je ne me considère pas activiste du point de vue européen.
Olivier Coastes, Skee Mask, Kelly Moran, Bruce, Rabot, Lotic ou encore Vessel… Voici les artistes qu’écoutent “vos fans” lorsqu'on tape votre nom dans la barre de recherche sur Spotify. Vous sentez-vous proches d’eux ?
J'adore Lotic et Skee Mask, je suis trop fière ! Ce sont des inspirations. Lotic est bien établi, je l'ai vu en 2015 ou 2016, il est très cuir expérimental, super aventureux. Skee Mask c'est plutôt de la dub base. J’aimerais bien qu’ils m’écoutent !
Un mot pour décrire votre live à la Gaîté Lyrique ?
L’album sera joué de façon encore plus personnelle, avec une musique plus humaniste. Je ne suis pas là pour divertir, mais pour faire vivre une expérience de A à Z.