Prune Nourry : rencontre avec la nouvelle artiste qui rhabille Le Bon Marché
Fruit de ses cartes blanches annuelles offertes à des artistes contemporains, Le Bon Marché accueille jusqu’au 21 février prochain la nouvelle installation de l’artiste française Prune Nourry. Elle déploie “L’Amazone érogène” dans le grand magasin parisien, un ensemble de sculptures en bois inspirées par son propre cancer du sein…
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Cela fait maintenant six ans que des artistes investissent le vaste espace du Bon Marché par leur installations inédites. Des animaux fantastiques d’Ai Weiwei aux fleurs suspendues par Oki Sato du studio Nendo, en passant par les nuées de fils blancs de Chiharu Shiota et l’immense créature mi-insecte mi-pieuvre montée par Joanna Vasconcelos, l’atrium du grand magasin de luxe parisien accueille depuis 2016 des installations monumentales aussi impressionnantes qu’insolites. En ce début 2021, c’est à une artiste française que le directeur artistique et de l’image du groupe, Frédéric Bodenes, a fait appel : Prune Nourry. Connue pour ses sculptures, installations et films abordant le rapport de l’être humain – particulièrement la femme – à son propre corps et son identité, la plasticienne utilise également depuis quelques années sa pratique pour explorer son expérience douloureuse du cancer du sein, dont son film Serendipity (2019) dévoilait récemment une chronique émouvante. C’est à nouveau cette thématique qui inspire la sixième invitée du Bon Marché pour son installation in situ : déployée des vitrines extérieures à l’intérieur du bâtiment, l’exposition “L’Amazone érogène” incarne une amazone, allégorie féminine combative au sein coupé qui a particulièrement inspirée l’artiste, à travers des dessins minimalistes, mais également un arc immense et une cible géante visée par 889 flèches en bois qui dessinent dans l’espace une métaphore équivoque. Pour Numéro, cette dernière revient sur l’histoire de ce projet inédit.
Numéro : Vous reliez cette installation à votre propre expérience du cancer du sein qui est depuis plusieurs années au cœur de votre travail artistique. En atteste votre récent film Serendipity, sorti en 2019, qui documentait votre combat contre la maladie. Pourquoi utiliser votre pratique artistique pour revenir sur cette expérience ?
Prune Nourry : Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, en tant qu’artiste, avoir été malade m’a amenée à transformer ce que je faisais en matière… à créer, ce qui est devenu une sorte de catharsis pour moi. Mais il y avait aussi cette question de la transmission et de l’empathie : je me suis demandé ce que je pouvais faire de cette expérience, comment je pouvais m’en servir pour aider d’autres personnes qui traverseraient la même chose. Beaucoup d’artistes travaillent ainsi : on crée ses œuvres parce qu’on a besoin de les sortir, puis à partir du moment où on les montre elles ne nous appartiennent plus, elles sont faites pour servir à d’autres personnes chez qui elles peuvent également résonner. Par ailleurs, la maladie m’a permis de comprendre que toutes les thématiques qui animaient mon travail depuis des années avaient un lien avec ce par quoi je suis passée ensuite : la guérison, l’équilibre et le déséquilibre, la fertilité étaient tous sous-jacents dans mes œuvres. Par exemple, en 2014, j’avais intitulé un projet “Imbalance” (“Déséquilibre”) bien avant de savoir que le jour où je le présenterais pour la première fois, je serais plus déséquilibrée que toutes mes pièces, étant sous chimiothérapie et sans cheveux. Ce que j’appelle “serendipity”, c’est justement le fait d’avoir pendant plus de dix ans travaillé sur tous ces sujets et que, tout à coup, cette maladie m’y ait à chaque fois ramené d’une manière inédite. C’était comme si la matière était à l’intérieur de moi et attendait que je la scrute, de façon très introspective.
Comment le tournage puis la réception de Serendipity ont-ils nourri le projet de L’Amazone érogène ?
Pendant que je réalisais ce film, je ne savais pas encore vraiment pourquoi je le faisais. Je documentais mon quotidien au fur et à mesure, c’était une manière pour moi d’être proactive et actrice de ce qui m’arrivait. Au fur et à mesure, cela a tissé un film car je replongeais dans des archives que je possédais depuis des années, comme des images tournées dans le laboratoire du professeur René Frydman d’une femme en train de se faire prélever des ovules. C’est le hasard qui m’a fait regarder de ce côté-là, et peu à peu j’en ai fait un film. Au moment de ma chimiothérapie, j’ai dû couper ma natte qui pour moi était un symbole, et mon amie Agnès Varda m’a dit : “Moi, j’ai coupé ma natte à 18 ans pour passer de jeune fille à femme, et c’est un rituel que j’aimerais faire avec toi.” Nous avons filmé ce moment, mais là aussi, à l’époque, je ne savais pas du tout que ça allait en faire un film. Lorsqu’on coupait ma natte, j’ai mis un drap blanc : devant ce tissu, le sein à l’air et la natte coupée, Agnès m’a dit que je ressemblais à une Amazone. Ce mot “amazone” était donc déjà présent dans mon imaginaire et a donné son nom à ma propre sculpture ex-voto, un buste de femme en marbre de 5 mètres de haut que j’ai fait voyager à New York sur la Hudson River en 2018. J’ai invité tous les gens qui m’avaient soutenue pendant ma maladie à une sorte de cérémonie au milieu de l’eau, au cours de laquelle ils ont allumé des bâtonnets d’encens fixés sur la sculpture comme autant de points d’acupuncture. L’importance du rituel, du symbole et de l’équilibre sont en effet des idées essentielles dans mon travail.
L’idée de cette cible visée par des centaines de flèches est donc née suite à cette sculpture et son rituel ?
La première fois que j’ai pensé L’Amazone érogène, c’était pour une exposition à la galerie Templon qui a eu lieu en 2019 suite à ma maladie et plusieurs années de reconstruction. L’ensemble d’œuvres que j’y présentais s’inspirait des ex-voto que l’on trouve dans de nombreux pays – Mexique, Italie, Brésil, France – à travers toutes les époques, pour parler de la guérison, de la résilience et de l’espoir. L’une des pièces principales était une installation sans titre composée de 108 flèches dirigées vers une cible en bois, réalisée par un tourneur. Par ailleurs, il y a quelques années, j’avais écrit avec Mathieu Chedid une chanson pour Agnès Varda, elle aussi passée par un cancer du sein. Dans cette chanson, j’avais écrit l’expression “Amazone érogène” sans savoir encore ce que cela signifiait pour moi. Quand j’ai pensé cette nouvelle installation pour le Bon Marché, j’ai immédiatement voulu l’intituler ainsi. Cette métaphore fait référence aux femmes malades d’un cancer du sein. Elle est une manière de rappeler que malgré toutes nos cicatrices, malgré ce qui arrive à notre corps et qu’il faut accepter, nous conservons encore vie et sensualité. Car bien que l’on touche à l’un des attributs principaux de la féminité selon tous les critères de toutes les époques, cette féminité reste malgré notre amputation bien plus antérieure et intérieure.
En quoi l’architecture et l’histoire du Bon Marché vous ont-elles inspirée ?
L’atrium m’a permis de proposer des pièces en suspension et de créer cette nuée de flèches dirigées vers le sein géant, situé quant à lui sur les escalators imaginés par Andrée Putman en 1990. De l’autre côté est suspendu un arc géant, lui aussi une nouvelle version de celui que j’avais créé pour l’exposition “Catharsis” à la galerie Templon. Ce nouveau projet est donc une manière de créer une narration à travers une œuvre imaginée comme une maquette. L’architecture d’ampleur du bâtiment m’a permis de la déployer à une autre échelle et ainsi lui donner une nouvelle dimension.
Pourquoi avoir choisi le bois pour cette installation et comment l’avez-vous travaillé ?
Le bois est très important pour moi depuis mes études de sculpture sur bois à l’école Boulle. J’ai depuis bien sûr travaillé beaucoup d’autres matériaux depuis, mais ici c’est comme si je revenais à mes premières amours. Par ailleurs, j’aime beaucoup travailler sur l’hybride, sur les associations d’idées et les champs lexicaux. Dans L’Amazone érogène, le bois crée un parallèle avec l’idée de la femme-tronc. Je vois une analogie entre le fait de couper la matière mais aussi de lire dans les lignes concentriques d’un arbre, de la même manière que l’on peut lire dans les cicatrices d’un corps. On y voit dans les deux cas une histoire, une mémoire d’un vécu, et mon installation joue avec cet hybride symbolique.
Vos sculptures ont très souvent représenté des corps ou fragments de corps, la plupart du temps féminins. Vous n’avez pas opté pour ce sujet cette fois-ci. Pourquoi ?
En réalité, l’humain n’est pas du tout absent de cette installation : la pièce principale en est une cible de 4 mètres de diamètre qui, de profil, représente un sein. Le dos de cette cible rappelle quant à lui un tronc coupé avec tous les cercles concentriques d’un arbre. Cette cible est donc un fragment de corps symbolisé, et les centaines de flèches qui se dirige vers elle peuvent autant être vues comme une attaque de la maladie vers ce sein que, de manière plus optimiste, comme des spermatozoïdes en route vers un ovule. L’installation évoque ainsi l’idée que dans la mort il y a la vie, dans la maladie il y a aussi la création, et que ces épreuves peuvent inspirer la production artistique.
Prune Nourry, L’Amazone érogène, jusqu’au 21 février 2021 au Bon Marché Rive Gauche, Paris 7e.