La véritable histoire de l’Orient-Express révélée à Arles
Les Rencontres d’Arles célèbrent jusqu’au 26 septembre l’Orient-Express au travers d’une passionnante exposition photographique plongeant, au-delà du mythe, au cœur de l’histoire d’un train unique à l’unisson de l’histoire du XXe siècle et de ses enjeux géopolitiques, sociaux et économiques. L’Orient-Express s’y révèle en un magnifique objet technique symbole de la modernité.
Par Thibaut Wychowanok.
De l’Orient-Express, on connaît surtout le crime imaginé par Agatha Christie en 1934 et ses représentations à l’écran par Sidney Lumet (1974) et Kenneth Branagh (2017). Le célèbre train y devenait mythe, quintessence d’un luxe et d’un exotisme surannés. Mais un train peut en cacher un autre. C’est tout le propos de l’exposition photographique proposée par le tout nouveau Fonds de dotation Orient Express. S’appuyant sur un fonds d’archives représentant plus de 100 mètres linéaires (sauvés de la destruction par des employés lors des ventes successives de la compagnie ferroviaire), les commissaires Arthur Mettetal et Eva Gravayat y révèlent les véritables enjeux de l’Orient-Express. S’il témoigne d’une prouesse technique impressionnante, il est surtout, plus généralement, le fer de lance d’un tourisme globalisé. À l’heure des rivalités entre États et Empires, la traversée de l’Europe jusqu’à l’Orient de ce train luxueux s’apparente à un tour de force géopolitique. Porté par une entreprise internationale, cette réalisation monumentale représente parfaitement l’industrialisation galopante et l’hyper-standardisation et hiérarchisation des tâches ouvrières. Derrière les marqueteries impeccables, une machinerie est à l’œuvre.
À sa création en 1883, l’Orient-Express est le premier d’une série de trains de luxe qui seront développés par la Compagnie internationale des wagons-lits. Il rentre alors dans l’histoire, en reliant Paris à Constantinople puis Istanbul. Mais l’exotisme des destinations ne doit pas camoufler le véritable enjeu : le rail est un outil au service du pouvoir politique. Créée à Liège en 1876, l’entreprise profite de sa nationalité belge pour naviguer au-delà des conflits entre la France et la Prusse. Le roi des Belges Léopold II compte sur la compagnie pour faire pénétrer les intérêts de son pays sur de nouveaux territoires. D’autres trains de luxe y travailleront : le Nord-Express (reliant Paris à Saint-Pétersbourg), Le Train Bleu (qui, depuis la gare de Lyon, conduit la bourgeoisie sur la Riviera), et surtout le Taurus Express, pénétrant plus profondément au cœur de l’Orient jusqu’en Égypte, en Iran, en Irak et en Syrie. Parfois, les rails s’arrêtent en plein désert… et les voyageurs sont pris en charge par de luxueuses voitures.
En 1883, le trajet dure 4 jours et la dernière étape du périple, sur la mer Noire, se fait alors en bateau. Quelques années plus tard, le trajet est ferré de bout en bout. La Première Guerre mondiale vient chambouler cette belle mécanique. L’Allemagne est isolée, on peut désormais traverser les Alpes et passer par Milan, Venise, Belgrade puis Athènes ou la Turquie. En témoignent les affiches orientalistes tout comme un rare reportage de Jack Burns, photographe de Life Magazine, de 1955. L’aventure de l’Orient-Express s’arrêtera en 1977 avant de renaître sous une autre forme…
L’Orient-Express est demeuré tout au long de ses années la pièce centrale d’un échiquier international. La Compagnie des wagons-lits développe un réseau bien au-delà du rail. Elle donnera ainsi naissance aux agences de voyage (rachetées bien plus tard par Thomas Cook) et à des hôtels accueillant la clientèle d’élite des trains de luxe. Le capitalisme – et son intégration verticale – est déjà à l’œuvre : le client est pris en charge à toutes les étapes. Le tourisme international s’invente à l’ombre de l’Orient-Express. Pour cela, rien n’est laissé au hasard : des poignées de porte jusqu’aux petites cuillères, les moindres objets sont dessinés et commandés à de grandes maisons. Les archives font preuves à cet égard d’un sens du détail diabolique. L’âge d’or des années 30 – qui inspirera Agatha Christie – est synonyme de collaborations prestigieuses, de René Lalique à René Prou. Le confort et la fraîcheur des draps sont vantés dans les réclames qui préfigurent l’essor postérieurde la publicité : “Gagnez du temps en dormant” demeure un slogan qui fait mouche. L’Orient-Express raccroche tous les wagons de la modernité… y compris la face cachée du monstre ferré.
C’est bien là l’un des trésors du fonds : raconter en images l’histoire technique et industrielle, à l’opposé de l’imagerie d’Épinal. La réalité ouvrière transparaît en effet dans les clichés des blanchisseries installées tout le long du réseau pour garantir cette “fraîcheur des draps” tant vantée : femmes et immigrés sont majoritaires pour effectuer ces tâches ingrates. Des ateliers aussi bordent ce réseau, et les photographies qui les immortalisent sont alors l’occasion pour la compagnie de faire la preuve de sa modernité. À l’intérieur, le travail est hiérarchisé et standardisé. On voit naître l’entreprise, dans sa version contemporaine : faire travailler une infinité de métiers, des chaudronniers aux ateliers de tapisserie, des ébénistes aux pousseurs de chariots. Un luxe de détails (plans et dessins industriels) témoigne de la réalité d’une industrialisation influencée par le taylorisme, qui voit advenir le monde ouvrier qui marquera le XXe siècle. La réalité de l’Orient-Express n’est pas moins passionnante que le roman d’Agatha Christie.
Exposition Orient Express & Cie, Rencontres de la photographie d’Arles, jusqu’au 26 septembre 2021.