6 sept 2020

Body fragments and clothing items in the paintings of artist of the month Eliza Douglas

Peintre, Eliza Douglas est aussi mannequin pour Balenciaga, musicienne et muse de l’artiste Anne Imhof. Dans ses tableaux, des fragments de corps se mêlent à des détails de vêtements, et distillent un univers empreint d’un détachement étrange et absurde.

Propos recueillis par Nicolas Trembley.

“Thinking of Us” (2017), d’Eliza Douglas. Huile sur toile, 210 x 180 cm. Photos : Ivan Murzin. Courtesy Air de Paris, Paris.

Il y a à peine quelques années, Eliza Douglas a décidé un jour, sans jamais avoir suivi aucune formation artistique, d’envoyer un e-mail à l’artiste Willem de Rooij pour suivre sa classe à la Städelschule de Francfort. Acceptée, elle quitte New York et, pendant les deux ans qui suivent, produit un corpus d’œuvres qui vont changer sa vie. Dans sa première série, elle peint des fragments de corps, mains et pieds sur fond blanc, reliés par des lignes abstraites qu’elle réalise à l’aide d’un large pinceau produisant des coulures qui sont aussi constitutives du tableau. Suivront de très grandes toiles mettant en scène les torses nus et les visages de jeunes garçons androgynes et filiformes, trouvés dans les pages d’une agence de casting et qui lui ressemblent (elle-même fait d’ailleurs, depuis quelques années, l’ouverture des défilés Balenciaga). Elle met en scène ses personnages dans des décors d’appartement neutres, qu’elle fait réaliser par des peintres publicitaires en Chine. Son travail a ensuite fait apparaître toute une iconographie de monstres façon bande dessinée, sorte de dérivés d’ogres verts. Et encore des mains, sur une autre série. Enfin, récemment, elle est revenue aux torses – sans tête – de personnages dont on ne voit que la chemise en gros plan.

 

Parallèlement à sa pratique, Eliza Douglas réalise des pièces en collaboration avec sa partenaire Anne Imhof. Elle est devenue l’une des figures centrales des performances de cette dernière, comme on a pu le découvrir notamment dans le Faust du pavillon allemand lors de la dernière Biennale de Venise, œuvre qui a remporté le Lion d’or. Nous l’avons rencontrée dans son nouvel atelier de New York où elle va pouvoir produire encore plus d’images, la sérialité étant au cœur de sa pratique, tout comme la question du rapport au corps, à sa fragmentation et sa représentation.

 

NUMÉRO : Quel est votre parcours ?

ELIZA DOUGLAS : Je voulais être artiste, mais je ne pensais pas en être capable, alors, entre 20 et 30 ans, j’ai passé la majeure partie de mon temps dans des groupes de musique, puis j’ai fait des études orientées vers le travail social. J’ai aussi été serveuse et réceptionniste dans un salon de coiffure. Et, il y a à peine trois ans, je me suis enfin sentie prête à étudier l’art. J’ai alors intégré la Städelschule où j’ai pu suivre les cours de Willem de Rooij et d’Isabelle Graw. J’ai obtenu mon diplôme l’année dernière.

 

En quoi le milieu dans lequel vous avez grandi vous a-t-il influencée ?

Pour ce qui est de l’influence générale, je me sens privilégiée d’avoir grandi à New York, pour des raisons évidentes comme la diversité de la population et la richesse culturelle. Quant à l’influence artistique, elle vient de ma mère qui prenait tout le temps des photos. Elle était très douée et j’ai ainsi été élevée par quelqu’un qui faisait de magnifiques images à partir de ses propres expériences.

 

Comment vous êtes-vous rendu compte que vous vouliez être artiste ?

J’ai toujours pensé que c’était le meilleur job du monde, mais, comme je l’ai dit, jusqu’à très récemment je pensais que ce n’était pas fait pour moi. Je me bats contre le peu de confiance que j’ai en moi et je ne pensais pas que j’étais capable de créer quoi que ce soit de bien, et encore moins de pouvoir en vivre. J’ai osé sauter le pas il y a quelques années seulement, quand j’ai pris conscience que je pourrais regretter toute ma vie de ne pas avoir au moins essayé de faire ce dont j’avais vraiment envie.

 

Quelle a été votre première rencontre avec l’art ?

Enfant, je n’avais pas d’intérêt particulier pour les beaux-arts. Le premier groupe de musique que j’ai vraiment apprécié était les Beach Boys. Et j’aimais beaucoup aller voir des spectacles à Broadway comme Cats ou Casse-Noisette, que j’ai adorés.

 

Et aujourd’hui, quelles sont vos inspirations ?

Je commence une collaboration avec mon amie Puppies Puppies ; elle vient de m’envoyer la photo d’une peinture représentant un zombie qu’elle a trouvé dans la rue.

 

Votre première série mélangeait de jeunes modèles et des images d’intérieur meublé. Quel était son propos ?

Le travail auquel vous faites allusion n’était pas ma première série… j’avais déjà réalisé quelques travaux représentant des mains et des monstres avant de travailler sur ces portraits. J’ai commencé les séries suite à une expérience avec plusieurs studios de peinture dans le village de Dafen, dans le sud de la Chine. L’une de ces séries m’a particulièrement plu : lorsque les gens étaient peints, ils finissaient par avoir l’air subtilement surréalistes, un peu comme des images de synthèse CGI [computer-generated imagery]. Alors, à partir de photos achetées sur des sites de banques d’images, j’ai fait beaucoup de portraits de garçons se tenant debout dans des pièces. Je les ai ensuite fait peindre, et j’ai gardé les peintures que j’aimais le plus. J’en ai conservé à peu près un tiers.

 

 

J’ai toujours pensé qu’être artiste était le meilleur job du monde, mais jusqu’à très récemment, je pensais que ce n’était pas fait pour moi.

 

 

Vous travaillez par séries. Attendez-vous d’en avoir fini une pour commencer la suivante ou sont-elles concomitantes ?

Jusqu’à présent, j’ai l’impression de n’en avoir mené qu’une seule à son terme. Je ne démarre pas en ayant à l’esprit une vision spécifique sur la fin de la série, j’avance à tâtons. J’aime l’idée qu’elles puissent doucement se transformer avec le temps et finalement ne pas ressembler à ce que j’envisageais. C’est, je crois, ce qui est en train de se passer avec la série sur les mains.

 

La plus connue est celle qui représente des mains et des pieds. Elle a été produite en Chine par quelqu’un d’autre. Pouvez-vous nous parler de ce concept ?

Ces peintures ne sont pas faites en Chine, mais dans mon studio ! Je ne considère pas qu’elles soient faites par quelqu’un d’autre… J’engage une personne pour peindre les mains à ma place parce que je n’ai pas de formation classique en peinture. Je le fais principalement pour des raisons pragmatiques. Parfois, j’ai une idée qui exige une certaine technique pour sa réalisation. Pour cette série, je voulais que les mains soient peintes avec habileté et d’une certaine manière, donc, comme de nombreux autres artistes, j’ai engagé quelqu’un pour faire ce que je ne suis pas capable de réaliser. Je peins moi-même le reste de ces toiles, qui prennent la forme de coups de pinceau désordonnés ou de formes abstraites, etc.

 

Vous travaillez aussi avec l’artiste Anne Imhof, comment se construisent vos collaborations ?

Tout dépend du projet. Je suis impliquée dans ses performances, mais nous faisons aussi des peintures ensemble. En ce qui concerne ma participation à ses performances, je collabore avec elle depuis près de deux ans, et nous avons coécrit la musique de Faust. Pour ces différents travaux, nous avons dû passer beaucoup de temps dans son studio au préalable pour écrire la musique. Nous collaborons aussi pour créer des scènes et des chorégraphies. Enfin, nous avons exposé les peintures que nous faisons ensemble à la Galerie Buchholz l’automne dernier. Certaines, plutôt conceptuelles, sont le fruit de discussions que nous avons eues, alors que d’autres ont été peintes de façon plus spontanée, et ont parfois même nécessité que nous fassions un va-et-vient avec un pinceau.

 

Votre dernière série représente des chemises et des paquets de cigarettes. Par quoi vous a-t-elle été inspirée ?

J’ai débuté cette série lorsque j’ai vu un type qui portait une chemise écossaise avec un paquet de tabac à rouler dans sa poche. Tout ce que l’on voyait du paquet, c’était le message d’avertissement. C’était une image qui montrait un homme impotent. J’ai demandé si je pouvais prendre une photo, et après je n’arrêtais plus d’y penser, alors j’ai fini par en faire une peinture. Ensuite j’ai essayé d’autres motifs textiles et différents messages d’avertissement.

 

Vous êtes aussi présente dans le domaine de la mode avec Balenciaga. Pouvez-vous nous expliquer comment tout cela a commencé et quel est votre rapport à la mode ?

Quand Demna [Gvasalia] a repris Balenciaga il y a quelques années, Lotta [Volkova], qui aidait pour le casting, m’a contactée et m’a demandé de les rencontrer pour éventuellement apparaître lors du premier défilé. Je pensais qu’ils ne voudraient pas de moi parce que je ne suis pas mannequin. Je ne me sens en général pas à ma place dans ce genre d’endroits et je suis tellement plus âgée que la plupart des mannequins… Mais, pour une étrange raison, j’ai été choisie, et depuis je fais partie des défilés et des campagnes. Mon implication dans le monde de la mode ne va pas plus loin.

 

Quel est votre médium préféré ?

Sans hésitation, la peinture !

 

À travers votre art, cherchez-vous à rendre les gens conscients de quelque chose ?

Ce que les gens pensent ne me regarde absolument pas.

 

 

Eliza Douglas est représentée par les galeries Air de Paris (Paris XIII e ), www.airdeparis.com et Overduin & Co. (Los Angeles), www.overduinandco.com.

“The Ease of Something” (2017), d’Eliza Douglas. Huile sur toile, 210 x 180 cm. Photos : Ivan Murzin. Courtesy Air de Paris, Paris.