Rencontre avec Marina Abramovic, l’interprète grandiose de la Callas à l’Opéra de Paris
Plus qu’aucun autre artiste, Marina Abramović a voué sa vie à l’art de la performance. À partir des années 70, cette pionnière née dans l’ex-Yougoslavie communiste a repoussé les limites de son corps et de son esprit lors de ses actions dangereuses ou extrêmement intenses. Inspirée par une autre immense héroïne, la diva Maria Callas, elle présentait début septembre, à l’Opéra de Paris, son tout premier opéra, fusionnant sa propre expérience au vécu extraordinaire de la chanteuse et menant une réflexion sur l’intrication étroite de la vie et de la mort.
Portraits par Anthony Maule.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Réalisation par Haidee Findlay-Levin.
NUMÉRO : Marina, vous êtes souvent décrite comme la “marraine” [“godmother”] de l’art de la performance, et…
MARINA ABRAMOVIC : ... Je vous en supplie, n’utilisez pas ce mot. Je ne l’ai mentionné qu’une fois et je ne cesse de le regretter depuis. Je suis juste une pionnière de l’art de la performance. Quand les gens utilisent un mot comportant le nom de Dieu, je déteste cela.
Noté. Vous vous êtes donc fait connaître, très tôt, à travers vos performances, mais vous vous êtes tournée plusieurs fois vers le théâtre. Avant cet opéra que vous présentez aujourd’hui, vous aviez cocréé, avec Bob Wilson, The Life of Marina Abramovic, ou encore une version du Boléro de Ravel, avec Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet et Riccardo Tisci. Quelle est votre relation au théâtre en tant que médium ?
Au début de ma carrière, je détestais le théâtre. Je trouvais que c’était trop artificiel : les gens assis dans le noir, et toutes ces répétitions vouées à créer quelque chose qui n’est pas vraiment vous. À l’époque, j’étais en train de me positionner en tant qu’artiste de performance, et, pour cela, naturellement, je devais officiellement détester tout le reste. Mais quand les années ont passé et que j’ai enfin été reconnue, j’ai pu me tourner vers d’autres médiums, et parmi eux, le théâtre m’a vraiment plu. J’ai porté à la scène six autobiographies, pas seulement la version que j’ai créée avec Bob Wilson. Avant lui, cinq autres metteurs en scène ont adapté ma biographie. Mais la version de Bob Wilson était, bien sûr, plus proche d’un opéra moderne. C’est fabuleux de mettre en scène, pour la première fois, mon propre opéra, 7 Deaths of Maria Callas, et d’y participer en tant qu’actrice.
Quelle est la connexion entre vous et la Callas ?
Cela a à voir avec mon enfance. À l’âge de 14 ans, je me trouvais dans la cuisine de ma grand-mère quand j’ai entendu la voix de la Callas à la radio. Je ne savais pas du tout qui elle était, mais j’ai commencé à pleurer. J’ai eu une réaction émotionnelle immédiate à sa voix. Puis le présentateur de radio a expliqué qu’il s’agissait d’une aria tirée d’un opéra interprété par la Callas. J’ai ensuite voulu savoir qui était cette femme. À l’époque, elle était au sommet de sa carrière, elle avait cette histoire d’amour avec Aristote Onassis, sa vie était pleine de glamour [l’armateur grec quittera Maria Callas pour épouser Jackie Kennedy, veuve du président américain, la laissant brisée de douleur]. Je ne l’ai jamais vue sur scène, mais je suis restée fascinée par elle. J’ai commencé des recherches sur sa vie, qui a été absolument tragique. Je me suis intéressée aux personnes qui l’ont entourée, sa femme de chambre, sa mère, ses amoureux. Elle était un mélange unique de vulnérabilité et de force, et il y avait de nombreuses similitudes entre nos vies. Elle a eu une mère très difficile à vivre, et c’est aussi mon cas. Elle est morte d’amour [après le décès d’Aristote Onassis en 1975, Maria Callas s’est coupée du monde, et est morte en 1977], et je suis presque morte d’amour. J’ai perdu l’appétit, je me suis vraiment effondrée. C’est mon travail qui m’a sauvée, contrairement à Maria Callas. J’avais donc envie de lui rendre hommage.
“À l’âge de 14 ans, je me trouvais dans la cuisine de ma grand-mère quand j’ai entendu la voix de la Callas à la radio. Je ne savais pas du tout qui elle était, mais j’ai commencé à pleurer.J’ai ensuite voulu savoir qui était cette femme.”
Montaigne a dit que “philosopher, c’est apprendre à mourir”. Quel est votre rapport à la mort ?
J’y pense chaque jour. Il y a un proverbe soufi qui dit que la vie est un rêve et que mourir, c’est se réveiller. Il est important de penser à la mort pour pouvoir profiter de la vie à chaque moment.
Mais peut-on vraiment apprendre à mourir ? Est-ce que vos performances les plus extrêmes d’un point de vue physique vous ont enseigné à mourir ?
Dans mon Manifesto, si je me souviens bien, je disais ceci : “Je veux mourir en pleine conscience, sans peur et sans regret. Je veux pouvoir accepter pleinement ce moment quand je le sentirai arriver.” Et c’est quelque chose qu’on apprend à faire tout au long de sa vie.
Dans les opéras, la mort est très présente sous ses formes les plus violentes, le meurtre et le suicide. Comment avez-vous traité ces thèmes dans votre œuvre ?
J’ai choisi sept morts violentes : par strangulation, en sautant dans le vide, brûlée vive, mourir d’un infarctus, de folie, d’irradiation… ce sont celles que Maria Callas a connues sur scène, à travers les rôles qu’elle a interprétés. À la fin, sa huitième mort arrive. Puis le spectateur entend sa voix à travers un gramophone, la célèbre aria Casta Diva [dans la Norma de Bellini], et le public est donc confronté à son fantôme : cette voix qui ne mourra jamais. Selon ce qu’on laisse derrière soi, la mort peut être absolue ou non.
Est-ce pour laisser un héritage que vous avez créé votre Marina Abramovic Institute ?
C’est très important de laisser un héritage. Pour ma part, j’ai fait émerger l’art de la performance dans le mainstream, en continuant à le pratiquer sans cesse, depuis cinquante ans, alors que d’autres artistes de mon époque ont rapidement abandonné ce médium. J’ai ensuite introduit la “reperformance”, le fait qu’on puisse performer à nouveau des pièces historiques pour leur donner une nouvelle vie. Puis j’ai inventé la méthode Abramovic, qui enseigne aux jeunes performeurs comment se connecter à eux-mêmes. Elle comporte notamment un procédé qui s’appelle “cleaning the house” [nettoyer la maison] pour apprendre la concentration et la volonté. Car l’art de la performance nécessite des efforts physiques importants. Puis j’ai introduit les performances de longue durée, qui peuvent se dérouler pendant huit heures, tous les jours, trois mois d’affilée, de façon à faire du musée une force de vie. Et à travers mon institut, effectivement, je m’assure que l’art de la performance ne meure jamais.
Vous êtes aujourd’hui une véritable figure de culte, certains de vos fans vous considèrent comme une guide spirituelle ou une chamane. Comment percevez-vous cette sorte d’idolâtrie ?
Je ne me qualifierai jamais de chamane ou de guide spirituelle. Joseph Beuys se considérait comme un chaman et je ne ferai pas de commentaires à ce sujet, mais je pense que c’est tout de même incroyablement arrogant de s’attribuer un tel statut. Je suis une artiste, et mon travail développe une grande puissance émotionnelle. Un ami new-yorkais critique d’art me disait : “Je déteste ton travail parce que tu me fais pleurer.” Car les critiques aiment comprendre les choses de façon rationnelle, à travers leur intellect, or c’est impossible pour mes performances. Elles peuvent toucher l’homme de la rue aussi bien que le président des États- Unis, car leur réception est d’abord émotionnelle. Ensuite viennent le concept et éventuellement le message. L’émotion naît du fait que dans mon travail je donne 150 % de moi, et pas seulement 100 %, ce que tout un chacun peut très bien faire. C’est là que se crée la magie.
Vous avez grandi dans l’Est communiste, vous êtes aujourd’hui une artiste célèbre en Occident, vous vous rendez en Inde chaque année pour méditer et vous détoxifier, et vous avez vécu avec une tribu aborigène. Que retirez-vous de ces différentes cultures ?
Je suis née en ex-Yougoslavie. La culture des Balkans, je ne pourrai jamais la perdre, elle fait partie de moi. Ensuite, j’ai voulu que le vaste monde devienne mon studio, car je ne comprends pas comment un artiste peut aller chaque jour dans son studio, c’est comme un banquier qui va au travail tous les matins. Je suis une nomade moderne, et toutes mes idées viennent de la vie elle-même. J’ai fait plusieurs fois le tour du monde, et je me suis inspirée de différentes cultures : de l’Asie, mais aussi, par exemple, des chamans brésiliens. Les gens appartenant à ces cultures ont une relation très forte à leur corps et à leur esprit, que les Occidentaux n’ont plus du tout. Nous nous reposons sur les technologies, plutôt que sur nos intuitions.
Était-il crucial, dans votre opéra, d’interpréter Maria Callas vous-même ?
Je mélange l’histoire de Maria Callas avec la mienne, et c’était très important. Quand je suis sur scène, à la fin, je regarde des photos d’Aristote Onassis ou d’autres souvenirs de la Callas. Mais en réalité, c’est ma propre enfance que je contemple, et mon mariage qui s’est brisé. Maria Callas a eu une vie très difficile, mais je pense que c’est nécessaire, pour avoir quelque chose à dire. Il est très facile de baisser les bras, mais ma devise est : si vous me dites non, c’est là que tout commence.
Votre ami de longue date, Riccardo Tisci, a conçu les costumes de votre opéra. Est-il votre alter ego ?
Quand j’ai rencontré Riccardo, j’ai tout de suite vu qu’il était un vrai artiste, un original, pas un suiveur. J’ai eu la chance de participer à un de ses défilés mémorables, à New York, et j’ai compris que la mode est un domaine beaucoup plus stressant que l’art. J’aime vraiment Riccardo, et j’admire la façon dont il a rebondi de Givenchy à Burberry. Sur mon opéra, je lui ai laissé une liberté créative absolue. Il a eu l’idée de créer sept costumes de domestique, car la dernière personne qui se trouvait avec Maria Callas était sa femme de chambre Bruna, à qui elle a légué sa fortune. Il y a aussi cette scène où Willem Dafoe est en robe dorée, alors que je porte un costume masculin – Riccardo est familier de ces jeux sur le genre. Je suis aussi très heureuse d’avoir collaboré avec Nabil Elderkin, un excellent réalisateur de clips musicaux. Je voulais que les films incorporés dans mon opéra ressemblent à des clips. Ils sont aussi bien présents dans le fond qu’au premier plan, je voulais créer des tableaux continus avec ces images filmiques et les décors. Je dois aussi absolument mentionner Marko Nikodijevic, qui a composé la musique, créant les transitions entre les sept arias tragiques chantées à son époque
par Maria Callas. Et aussi Petter Skavlan, qui a écrit le livret avec moi. Les opéras durent généralement quatre heures, et ils sont très ennuyeux. Le mien dure une heure trente-six. Je voulais toucher aussi les nouvelles générations, qui suivent beaucoup mon travail, ce qui me rend toujours très fière.
7 Deaths of Maria Callas, opéra mis en scène par Marina Abramovic.
Du 1er au 4 septembre à l’Opéra national de Paris, www.operadeparis.fr
Montaigne a dit que “philosopher, c’est apprendre à mourir”. Quel est votre rapport à la mort ?
J’y pense chaque jour. Il y a un proverbe soufi qui dit que la vie est un rêve et que mourir, c’est se réveiller. Il est important de penser à la mort pour pouvoir profiter de la vie à chaque moment.
Mais peut-on vraiment apprendre à mourir ? Est-ce que vos performances les plus extrêmes d’un point de vue physique vous ont enseigné à mourir ?
Dans mon Manifesto, si je me souviens bien, je disais ceci : “Je veux mourir en pleine conscience, sans peur et sans regret. Je veux pouvoir accepter pleinement ce moment quand je le sentirai arriver.” Et c’est quelque chose qu’on apprend à faire tout au long de sa vie.
Dans les opéras, la mort est très présente sous ses formes les plus violentes, le meurtre et le suicide. Comment avez-vous traité ces thèmes dans votre œuvre ?
J’ai choisi sept morts violentes : par strangulation, en sautant dans le vide, brûlée vive, mourir d’un infarctus, de folie, d’irradiation… ce sont celles que Maria Callas a connues sur scène, à travers les rôles qu’elle a interprétés. À la fin, sa huitième mort arrive. Puis le spectateur entend sa voix à travers un gramophone, la célèbre aria Casta Diva [dans la Norma de Bellini], et le public est donc confronté à son fantôme : cette voix qui ne mourra jamais. Selon ce qu’on laisse derrière soi, la mort peut être absolue ou non.
Numéro : Marina, vous êtes souvent décrite comme la “marraine” [“godmother”] de l’art de la performance, et…
Marina Abramović : ... Je vous en supplie, n’utilisez pas ce mot. Je ne l’ai mentionné qu’une fois et je ne cesse de le regretter depuis. Je suis juste une pionnière de l’art de la performance. Quand les gens utilisent un mot comportant le nom de Dieu, je déteste cela.
Noté. Vous vous êtes donc fait connaître, très tôt, à travers vos performances, mais vous vous êtes tournée plusieurs fois vers le théâtre. Avant cet opéra que vous présentez aujourd’hui, vous aviez cocréé, avec Bob Wilson, The Life of Marina Abramovic, ou encore une version du Boléro de Ravel, avec Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet et Riccardo Tisci. Quelle est votre relation au théâtre en tant que médium ?
Au début de ma carrière, je détestais le théâtre. Je trouvais que c’était trop artificiel : les gens assis dans le noir, et toutes ces répétitions vouées à créer quelque chose qui n’est pas vraiment vous. À l’époque, j’étais en train de me positionner en tant qu’artiste de performance, et, pour cela, naturellement, je devais officiellement détester tout le reste. Mais quand les années ont passé et que j’ai enfin été reconnue, j’ai pu me tourner vers d’autres médiums, et parmi eux, le théâtre m’a vraiment plu. J’ai porté à la scène six autobiographies, pas seulement la version que j’ai créée avec Bob Wilson. Avant lui, cinq autres metteurs en scène ont adapté ma biographie. Mais la version de Bob Wilson était, bien sûr, plus proche d’un opéra moderne. C’est fabuleux de mettre en scène, pour la première fois, mon propre opéra, 7 Deaths of Maria Callas, et d’y participer en tant qu’actrice.
Quelle est la connexion entre vous et la Callas ?
Cela a à voir avec mon enfance. À l’âge de 14 ans, je me trouvais dans la cuisine de ma grand-mère quand j’ai entendu la voix de la Callas à la radio. Je ne savais pas du tout qui elle était, mais j’ai commencé à pleurer. J’ai eu une réaction émotionnelle immédiate à sa voix. Puis le présentateur de radio a expliqué qu’il s’agissait d’une aria tirée d’un opéra interprété par la Callas. J’ai ensuite voulu savoir qui était cette femme. À l’époque, elle était au sommet de sa carrière, elle avait cette histoire d’amour avec Aristote Onassis, sa vie était pleine de glamour [l’armateur grec quittera Maria Callas pour épouser Jackie Kennedy, veuve du président américain, la laissant brisée de douleur]. Je ne l’ai jamais vue sur scène, mais je suis restée fascinée par elle. J’ai commencé des recherches sur sa vie, qui a été absolument tragique. Je me suis intéressée aux personnes qui l’ont entourée, sa femme de chambre, sa mère, ses amoureux. Elle était un mélange unique de vulnérabilité et de force, et il y avait de nombreuses similitudes entre nos vies. Elle a eu une mère très difficile à vivre, et c’est aussi mon cas. Elle est morte d’amour [après le décès d’Aristote Onassis en 1975, Maria Callas s’est coupée du monde, et est morte en 1977], et je suis presque morte d’amour. J’ai perdu l’appétit, je me suis vraiment effondrée. C’est mon travail qui m’a sauvée, contrairement à Maria Callas. J’avais donc envie de lui rendre hommage.
“À l’âge de 14 ans, je me trouvais dans la cuisine de ma grand-mère quand j’ai entendu la voix de la Callas à la radio. Je ne savais pas du tout qui elle était, mais j’ai commencé à pleurer. J’ai ensuite voulu savoir qui était cette femme.”
Montaigne a dit que “philosopher, c’est apprendre à mourir”. Quel est votre rapport à la mort ?
J’y pense chaque jour. Il y a un proverbe soufi qui dit que la vie est un rêve et que mourir, c’est se réveiller. Il est important de penser à la mort pour pouvoir profiter de la vie à chaque moment.
Mais peut-on vraiment apprendre à mourir ? Est-ce que vos performances les plus extrêmes d’un point de vue physique vous ont enseigné à mourir ?
Dans mon Manifesto, si je me souviens bien, je disais ceci : “Je veux mourir en pleine conscience, sans peur et sans regret. Je veux pouvoir accepter pleinement ce moment quand je le sentirai arriver.” Et c’est quelque chose qu’on apprend à faire tout au long de sa vie.
Dans les opéras, la mort est très présente sous ses formes les plus violentes, le meurtre et le suicide. Comment avez-vous traité ces thèmes dans votre œuvre ?
J’ai choisi sept morts violentes : par strangulation, en sautant dans le vide, brûlée vive, mourir d’un infarctus, de folie, d’irradiation… ce sont celles que Maria Callas a connues sur scène, à travers les rôles qu’elle a interprétés. À la fin, sa huitième mort arrive. Puis le spectateur entend sa voix à travers un gramophone, la célèbre aria Casta Diva [dans la Norma de Bellini], et le public est donc confronté à son fantôme : cette voix qui ne mourra jamais. Selon ce qu’on laisse derrière soi, la mort peut être absolue ou non.
Est-ce pour laisser un héritage que vous avez créé votre Marina Abramović Institute ?
C’est très important de laisser un héritage. Pour ma part, j’ai fait émerger l’art de la performance dans le mainstream, en continuant à le pratiquer sans cesse, depuis cinquante ans, alors que d’autres artistes de mon époque ont rapidement abandonné ce médium. J’ai ensuite introduit la “reperformance”, le fait qu’on puisse performer à nouveau des pièces historiques pour leur donner une nouvelle vie. Puis j’ai inventé la méthode Abramovic, qui enseigne aux jeunes performeurs comment se connecter à eux-mêmes. Elle comporte notamment un procédé qui s’appelle “cleaning the house” [nettoyer la maison] pour apprendre la concentration et la volonté. Car l’art de la performance nécessite des efforts physiques importants. Puis j’ai introduit les performances de longue durée, qui peuvent se dérouler pendant huit heures, tous les jours, trois mois d’affilée, de façon à faire du musée une force de vie. Et à travers mon institut, effectivement, je m’assure que l’art de la performance ne meure jamais.
“Dans mon travail je donne 150 % de moi, et pas seulement 100 %, ce que tout un chacun peut très bien faire.”
Vous êtes aujourd’hui une véritable figure de culte, certains de vos fans vous considèrent comme une guide spirituelle ou une chamane. Comment percevez-vous cette sorte d’idolâtrie ?
Je ne me qualifierai jamais de chamane ou de guide spirituelle. Joseph Beuys se considérait comme un chaman et je ne ferai pas de commentaires à ce sujet, mais je pense que c’est tout de même incroyablement arrogant de s’attribuer un tel statut. Je suis une artiste, et mon travail développe une grande puissance émotionnelle. Un ami new-yorkais critique d’art me disait : “Je déteste ton travail parce que tu me fais pleurer.” Car les critiques aiment comprendre les choses de façon rationnelle, à travers leur intellect, or c’est impossible pour mes performances. Elles peuvent toucher l’homme de la rue aussi bien que le président des États- Unis, car leur réception est d’abord émotionnelle. Ensuite viennent le concept et éventuellement le message. L’émotion naît du fait que dans mon travail je donne 150 % de moi, et pas seulement 100 %, ce que tout un chacun peut très bien faire. C’est là que se crée la magie.
Vous avez grandi dans l’Est communiste, vous êtes aujourd’hui une artiste célèbre en Occident, vous vous rendez en Inde chaque année pour méditer et vous détoxifier, et vous avez vécu avec une tribu aborigène. Que retirez-vous de ces différentes cultures ?
Je suis née en ex-Yougoslavie. La culture des Balkans, je ne pourrai jamais la perdre, elle fait partie de moi. Ensuite, j’ai voulu que le vaste monde devienne mon studio, car je ne comprends pas comment un artiste peut aller chaque jour dans son studio, c’est comme un banquier qui va au travail tous les matins. Je suis une nomade moderne, et toutes mes idées viennent de la vie elle-même. J’ai fait plusieurs fois le tour du monde, et je me suis inspirée de différentes cultures : de l’Asie, mais aussi, par exemple, des chamans brésiliens. Les gens appartenant à ces cultures ont une relation très forte à leur corps et à leur esprit, que les Occidentaux n’ont plus du tout. Nous nous reposons sur les technologies, plutôt que sur nos intuitions.
Était-il crucial, dans votre opéra, d’interpréter Maria Callas vous-même ?
Je mélange l’histoire de Maria Callas avec la mienne, et c’était très important. Quand je suis sur scène, à la fin, je regarde des photos d’Aristote Onassis ou d’autres souvenirs de la Callas. Mais en réalité, c’est ma propre enfance que je contemple, et mon mariage qui s’est brisé. Maria Callas a eu une vie très difficile, mais je pense que c’est nécessaire, pour avoir quelque chose à dire. Il est très facile de baisser les bras, mais ma devise est : si vous me dites non, c’est là que tout commence.
Votre ami de longue date, Riccardo Tisci, a conçu les costumes de votre opéra. Est-il votre alter ego ?
Quand j’ai rencontré Riccardo, j’ai tout de suite vu qu’il était un vrai artiste, un original, pas un suiveur. J’ai eu la chance de participer à un de ses défilés mémorables, à New York, et j’ai compris que la mode est un domaine beaucoup plus stressant que l’art. J’aime vraiment Riccardo, et j’admire la façon dont il a rebondi de Givenchy à Burberry. Sur mon opéra, je lui ai laissé une liberté créative absolue. Il a eu l’idée de créer sept costumes de domestique, car la dernière personne qui se trouvait avec Maria Callas était sa femme de chambre Bruna, à qui elle a légué sa fortune. Il y a aussi cette scène où Willem Dafoe est en robe dorée, alors que je porte un costume masculin – Riccardo est familier de ces jeux sur le genre. Je suis aussi très heureuse d’avoir collaboré avec Nabil Elderkin, un excellent réalisateur de clips musicaux. Je voulais que les films incorporés dans mon opéra ressemblent à des clips. Ils sont aussi bien présents dans le fond qu’au premier plan, je voulais créer des tableaux continus avec ces images filmiques et les décors. Je dois aussi absolument mentionner Marko Nikodijevic, qui a composé la musique, créant les transitions entre les sept arias tragiques chantées à son époque par Maria Callas. Et aussi Petter Skavlan, qui a écrit le livret avec moi. Les opéras durent généralement quatre heures, et ils sont très ennuyeux. Le mien dure une heure trente-six. Je voulais toucher aussi les nouvelles générations, qui suivent beaucoup mon travail, ce qui me rend toujours très fière.