11 sept 2020

Rencontre avec Kenneth Ize, le nouveau créateur favori de Naomi Campbell

Son héritage est à la fois africain et européen. Né à Vienne de parents nigérians, Kenneth Ize a grandi en Autriche avant d’intégrer la célèbre université des Arts appliqués à Vienne, où il a étudié la mode sous la direction d’Hussein Chalayan et de Bernhard Willhelm avant de s’installer à Lagos. Ses collections, qui valorisent l’artisanat yoruba, lui ont valu d’être sélectionné en 2019 parmi les finalistes du prix LVMH. En février dernier, le créateur présentait son premier défilé parisien, qui mixait de façon somptueuse la tradition nigériane et la mode occidentale.

Propos recueillis par Delphine Roche.

NUMÉRO : En février dernier, vous avez présenté votre premier défilé en dehors du Nigeria, à Paris. Pourquoi votre choix s’est-il porté sur cette ville ?
KENNETH IZE : Paris est une ville très importante pour moi, et pour la communauté avec laquelle je travaille au Nigeria. Cela fait aujourd’hui cinq ans que j’essaie d’apporter un soutien réel à l’artisanat nigérian, et particulièrement aux femmes. Je travaille avec plusieurs communautés de tisseuses : mon label est fondé sur la mise en valeur de l’artisanat de mon pays, et notamment les tissus aso oke, issus de notre tradition. Aujourd’hui, nous essayons de trouver chaque saison une nouvelle façon d’utiliser ces tissages. Je travaille en collaboration étroite avec des artisans, en m’appuyant sur leur sensibilité esthétique. Il était donc crucial pour moi, en tant qu’Africain, de défiler à Paris. Il ne s’agissait pas simplement de moi, de ma marque, mais de notre héritage nigérian, de notre culture, et de la façon dont ils pouvaient trouver une place au cœur du discours de la mode. Aujourd’hui, particulièrement depuis la vague mondiale de protestations, de nombreux débats se sont enfin ouverts au sujet de l’inclusivité. Le monde vit un moment très politique. Il est important pour la jeunesse qu’elle puisse participer à cette conversation.

 

Lorsque je vous avais interviewé il y a un an, alors que vous étiez finaliste du prix LVMH, vous m’aviez expliqué que le public occidental essayait souvent de projeter sur vos vêtements des interprétations très stéréotypées de la “culture africaine”, vous parlant d’animisme ou de spiritualité… au lieu de voir vos collections simplement comme des propositions de mode.
Oui… ma mode exprime mon vécu, mon point de vue en tant que designer africain. Elle reflète la façon dont j’ai grandi, et dont la plupart des Africains grandissent : leurs mères sont extravagantes, elles adorent la mode, elles invitent leurs amies à la maison, qui viennent avec une pile de tissus, pour faire des vêtements. Chez nous, la mode est une affaire sérieuse. Mes vêtements sont luxueux, mais du point de vue de la culture nigériane leur niveau de sophistication n’a rien d’étonnant ou d’extraordinaire. C’est comme cela que nous nous habillons. La dentelle que j’ai utilisée dans ma collection automne-hiver 2020-2021 provient d’Autriche. La plupart des gens ignorent, par exemple, que dans les années 60 des Nigérians ont travaillé avec des fournisseurs autrichiens pour fabriquer des motifs de dentelle destinés à l’Afrique occidentale. Or, il se trouve que j’ai grandi à Vienne, j’y ai aussi fait mes études de mode, à l’université des Arts appliqués [cette école de mode renommée, qui a compté parmi ses professeurs des créateurs tels que Bernhard Willhelm ou Helmut Lang, met en œuvre une pédagogie inspirée de celle du Bauhaus]. J’ai donc demandé à voir ces dentelles, et j’ai décidé de les utiliser telles quelles dans ma collection, pour réinterpréter fidèlement notre héritage et notre savoir-faire, d’une façon contemporaine.

 

Comment, cette saison, avez-vous développé votre travail collaboratif avec les coopératives de tisseuses ?
J’ai travaillé avec deux femmes en particulier, pendant trois mois. Comme la collection allait défiler à Paris, il était extrêmement important pour moi de faire un statement très clair au sujet de ma culture. Il fallait que les vêtements aient une identité forte. Donc je ne voulais pas travailler seul, j’ai vraiment tout conçu de concert avec ces deux tisseuses, en les associant dès le début au processus créatif. Nous avons combiné différents motifs de rayures liés à des tissus que nous avons faits ces trois dernières années. Je pense vraiment que cette collection reflète ma mère, mes amis et de nombreuses autres personnes. J’ai la chance d’avoir une double culture, africaine et européenne, et j’ai pu vraiment l’utiliser pleinement pour construire ma vision de la mode et mon discours.

 

Naomi Campbell a défilé pour vous à Paris, elle l’avait fait, également, pour votre défilé présenté à Lagos. Est-il très important pour vous d’avoir un tel soutien ?
Avoir le soutien de Naomi est incroyable. Elle est tellement enthousiaste. Elle m’a dit, tout simplement : “Non seulement je veux venir à ton défilé parisien, mais je veux en faire partie.” Quand j’étais enfant, je regardais les vidéos de ses défilés, donc quand je la vois dans les miens, je dois presque me pincer en me demandant : “Est-ce un rêve ou la réalité ?” Son soutien, et celui d’autres personnalités, me poussent à me dépasser parce que ces personnes croient en mon travail. Le prix LVMH, également, m’a permis de nouer de nombreux contacts. Lorsque j’ai pénétré l’auditorium de la Fondation Louis Vuitton, où a lieu la remise des prix, je me sentais fier parce que j’avais le sentiment de représenter toute une communauté, je n’étais pas là uniquement pour moi.