Au musée du Louvre, Mohamed Bourouissa raconte son amour du cinéma
Du 5 au 14 avril, le musée du Louvre présente la 17e édition de ses Journées internationales du film sur l’art (JIFA). Pour l’occasion, l’institution propose lors de ce week-end inaugural une carte blanche à Mohamed Bourouissa, qui présente parallèlement, au Palais de Tokyo, son exposition “Signal”. Rencontre avec l’artiste, autour d’une discussion sur le cinéma.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Mohamed Bourouissa présente ses films au Louvre
Du 5 au 14 avril, le musée du Louvre présente, dans son auditorium, la 17e édition de ses Journées internationales du film sur l’art (JIFA). Pour l’occasion, l’institution propose, du 5 au 7 avril, une carte blanche à l’artiste Mohamed Bourouissa, qui présente actuellement, au Palais de Tokyo, son exposition “Signal” où les visiteurs peuvent notamment (re)voir ses vidéos devenues cultes, telles que Temps mort (2009), All in (2012) ou encore La Valeur du produit (2013).
On y découvre également Généalogie de la violence (2024), un film ambitieux réalisé cette année par l’artiste, véritable plongée dans le corps et les sensations d’un jeune homme racisé appréhendé par la police. La programmation de Mohamed Bourouissa aux JIFA, conçue en dialogue avec le Palais de Tokyo et le curateur Hugo Vitrani, examine notamment la relation du son et de la musique avec les images en mouvement. L’occasion de revenir avec l’artiste sur son rapport au cinéma.
Rencontre avec l’artiste Mohamed Bourouissa
Numéro : Lors d’un talk récent à Paris, vous preniez pour référence le premier film connu de l’histoire du cinéma, La Sortie de l’usine Lumière, filmée par Louis Lumière en 1895… Au Louvre, vous programmez par exemple un western-spaghetti. Vos références cinématographiques sont donc multiples et variées.
Mohamed Bourouissa : Absolument, et cela reflète la façon dont je travaille. Le panel de techniques que j’utilise dans mes vidéos est très large, de la plus simple à la plus sophistiquée, du téléphone portable au bras-robot. De façon générale, il s’agit toujours pour moi de trouver le médium qui correspond à ce que j’ai envie de raconter, la meilleure écriture possible, qu’elle soit cinématographique, sculpturale ou sonore. Mon film Généalogie de la violence, présenté au Palais de Tokyo, épouse une forme cinématographique assez classique, mais il explore aussi l’intériorité du corps de son protagoniste de façon très chirurgicale, presque cœlioscopique. J’y développe une échelle qui va du micro au macro, comme si, dans une cellule microscopique, on pouvait voir l’univers. Il fallait un certain type d’outil pour filmer le corps à la façon d’un paysage qu’on survole, j’ai donc utilisé un bras-robot pour obtenir un mouvement fluide et déshumanisé.
Généalogie de la violence explore la dissociation traumatique de son protagoniste, et dans vos vidéos – je pense par exemple à Nasser [2015], où votre oncle est confronté au jargon juridique qui lui signifie sa condamnation – s’ouvrent souvent des hiatus ou des sortes de fractures.
On peut parler de fractures, mais pour moi, ce sont plutôt des tiers-espaces. Je mets un protocole en place, des sortes de balises, et j’essaie de trouver un point de contact. Dans la vidéo Nasser, ce n’est pas le procès-verbal qu’on entend, c’est un tiers-langage qui confronte un individu, dans sa réalité, son histoire, à une institution qui va le placer dans un certain cadre. Dans La Valeur du produit, le point de contact, c’est l’économie de marché : le personnage a une pratique illégale, mais il développe une stratégie commerciale très proche de celles qui existent dans de nombreux secteurs de la vente. Dans Temps mort, il s’agit d’un temps suspendu, celui de la prison, qui est très différent du temps vécu par la plupart d’entre nous. Il crée, dans la vidéo, un tiers-espace liant celui de la prison et celui de l’extérieur.
“La musique permet de créer des sensations qui échappent à la sphère du langage commun.”
Mohamed Bourouissa
Dans votre travail, le son et la musique revêtent une importance cruciale et croissante.
Je travaille de plus en plus avec des musiciens, et je m’intéresse beaucoup également à ce qui relève de la musicothérapie, à partir des fréquences du son, de la synesthésie et aussi de l’improvisation. La musique permet de créer des sensations qui échappent à la sphère du langage commun. Ce sont des espaces de liberté qui m’intéressent particulièrement parce que dans mon travail, j’évoque souvent des stratégies de contrôle. La musique étant un langage à la fois codifié et libre, elle correspond bien à mon propos. De plus, le son, le rythme, la sensation, le changement de fréquence qu’on peut lier à la respiration, au souffle, évoquent quelque chose de plus métaphysique… Ce sont des sujets que j’explore aujourd’hui dans ma pratique, et que j’inclus maintenant dans mes films, mes installations et dans mes expositions.
La musique d’Ennio Morricone, très importante dans la carte blanche Pour une poignée de dollars que vous présentez au Louvre, fait-elle partie de ce qui vous relie à ce film ?
Ses musiques de film sont très fortes, car elles sont narratives. Elles créent du récit, elles ne sont pas conçues comme un simple habillage. De nombreux réalisateurs considèrent que l’utilisation de la musique, dans les films, relève trop souvent d’une sorte de paresse ou de facilité, mais celle d’Ennio Morricone crée une certaine tension, elle ajoute à l’image une sensation singulière. Les bruitages sont aussi importants pour créer un univers. Par exemple, j’ai beaucoup travaillé dans Généalogie de la violence sur un claquement de portière, qui peut faire penser à un kick de batterie. Et au moment où la caméra tournoie, le son crée lui aussi une sensation de vertige.
Dans Généalogie de la violence, vous utilisez des sons feutrés, comme intra-utérins, pour nous amener à plonger dans les sensations les plus microscopiques du corps du protagoniste.
Complètement. Et le rythme du battement du cœur, le son qui peut faire penser à des drones, tout cela participe pour moi à la progression narrative du film.
Vous invitez Alice Diop pour une discussion au Louvre. L’intérêt que vous portez à ses films est-il plutôt thématique ou formel ?
Les deux. J’aime beaucoup sa manière de faire tenir un cadre notamment. Ses plans fixes longs sont très forts. Aujourd’hui, au cinéma, les plans durent vingt à trente secondes, et je trouve que ce ralentissement qui crée presque des tableaux, c’est une vraie démarche. Et évidemment, nous avons des intérêts communs, presque une pensée commune.
Vous parliez de forme-tableau chez Alice Diop, et tout son film Saint Omer, notamment, est construit sur ce principe. Cette façon d’intégrer des personnages racisés dans l’histoire de l’art occidental, via ses formes, rappelle la stratégie que vous adoptiez dans Périphérique, votre série de photos.
Exactement, il y aussi ce rapprochement avec Périphérique.
“La violence est une situation très banale en soi, et cette banalité est intéressante. À partir de cette situation, que raconte la caméra ? Un plan, c’est une idée de mise en scène, un parti pris fort.”
Mohamed Bourouissa
Envisagez-vous de réaliser un long-métrage, dans l’économie du cinéma ?
Tout le monde me pose cette question à présent. On verra… C’est quelque chose qui peut m’intéresser. Généalogie de la violence va dans ce sens. Ce film procède d’une écriture scénographique classique, sur laquelle vient se greffer une recherche formelle de ma part. Si je réalise un film de cinéma, je vais m’interroger à la fois sur ce que je raconte, et sur la façon dont je le raconte. Par exemple, la violence est une situation très banale en soi, et cette banalité est intéressante. À partir de cette situation, que raconte la caméra ? Un plan, c’est une idée de mise en scène, un parti pris fort.
Revenons, à ce sujet, à Sergio Leone, réalisateur de Pour une poignée de dollars [1964] que vous présentez au Louvre. La liberté dont il fait preuve à travers son style baroque – avec les zooms, les inscriptions en typographie rouge au cœur du film – est-elle un modèle pour vous ?
Pour moi, Sergio Leone est un vrai modèle. Il fait un cinéma populaire, et en même temps il y a du génie dans ses choix de plans, de narration. Ce rapport-là me plaît beaucoup. Il propose de vraies inventions en termes de langage cinématographique. On peut en dire autant de Stanley Kubrick, dont le cinéma reste également ouvert à un large public, tout en démontrant une vraie inventivité. Barry Lyndon [1975], éclairé uniquement à la lumière de la bougie captée grâce à des optiques de la NASA hypersensibles, fait preuve d’une recherche technique qui n’est pas gratuite. J’aime ce type de démarche qui consiste à trouver les moyens techniques justes pour s’adapter à une écriture scénographique. C’est ce que j’ai essayé de faire dans Généalogie de la violence, d’adopter des moyens qui viennent alimenter la sensation ou l’émotion de la scène, sans prendre le dessus. C’est, à mes yeux, ce que parviennent à faire tant Sergio Leone que Stanley Kubrick.
Carte blanche à Mohamed Bourouissa, du 5 au 7 avril 2024 au musée du Louvre, Paris 1er.
Exposition “Signal” par Mohamed Bourouissa, jusqu’au 30 juin 2024 au Palais de Tokyo, Paris 16e.