ILS ONT FAIT 2015: Benjamin Millepied, le nouveau maestro de l’Opéra de Paris
Depuis sa nomination en tant que directeur de la danse de l’Opéra de Paris, Benjamin Millepied impulse une nouvelle dynamique à la prestigieuse institution parisienne. Le chorégraphe déterminé et talentueux décrit pour Numéro son ambitieux programme.
par Delphine Roche.
Numéro : Peu de temps après votre nomination en tant que directeur de la danse de l’Opéra de Paris, vous avez fait connaître dans la presse les premiers changements que vous souhaitiez apporter, notamment l’intention de recourir davantage au mécénat privé. Avez-vous pu mettre en œuvre ce programme ou avez-vous rencontré des blocages, des conservatismes ?
Benjamin Millepied : Je ne dirais pas que l’Opéra de Paris est bloqué, car son répertoire des dernières années a démontré une grande ouverture d’esprit. Mais j’arrive avec une autre expérience du métier et de la carrière de danseur, d’autres envies de répertoire. J’essaie de moderniser une institution qui a de très vieilles habitudes par rapport au monde dans lequel on vit. La façon dont la danse est présentée demande à être repensée, il faut aujourd’hui se servir de tous les moyens possibles. Nous sommes obligés de sortir du théâtre pour aller vers d’autres publics, nous devons également exister via Internet. Et réfléchir à une autre conception des choses. J’essaie de manipuler un outil qui n’a pas été conçu pour cela, en termes de méthodes de travail, de lois du travail. Au-delà du cahier des charges à remplir, au-delà de l’obligation d’assurer un certain nombre de spectacles, j’essaie de moderniser l’Opéra de Paris. C’est difficile.
Pour cette première saison, votre programmation mêle des pièces de grands chorégraphes classiques tels que Balanchine et Jerome Robbins, qui constituent votre héritage personnel, avec des contemporains tels que Boris Charmatz ou Jérôme Bel, qui explorent les états liminaux de la danse en se rapprochant de la performance. Cela s’inscrit-il dans votre désir de modernisation ?
Je viens en effet d’une grande tradition de danse classique, de ballet : l’héritage français de Mariinski, de Balanchine, c’est tout ce qu’il y a de plus traditionnel en termes de classicisme et de rapport à la musique. Mais par ailleurs, je m’intéresse à des artistes qui ont des approches différentes. Il n’est pas question pour autant de donner dans le divertissement. Je mets donc en avant des artistes qui suscitent une émotion, une réflexion, Jérôme Bel et Boris Charmatz en font partie.
Vous avez fait intervenir Daniel Buren pour Daphnis et Chloé, votre troisième création pour l’Opéra, en juin 2014, et vous avez récemment annoncé publiquement votre désir de collaborer avec le groupe Daft Punk. La danse et l’Opéra sont-ils pour vous une zone de dialogue, un lieu de croisements créatifs et d’expérimentation ?
Oui, tout à fait, car les compositeurs, les metteurs en scène, les grands chorégraphes avec lesquels nous travaillons développent une réflexion qui peut donner lieu à des expériences véritablement nouvelles, pour le public mais aussi pour les artistes. J’aime cette idée de réunir des esprits créatifs qui ont un regard sur le monde contemporain, et qui vont laisser une trace dans l’histoire pour les générations à venir.
Dans le cadre de votre compagnie, L.A. Dance Project, vous avez également collaboré avec l’artiste Liam Gillick. Outre son marché très développé, le caractère protéiforme de l’art contemporain lui permet de nouer un dialogue étroit avec notre époque. La danse, en revanche, reste encore enfermée dans les théâtres, dans les grands lieux historiques, et demeure une affaire de passionnés. Avez-vous l’impression qu’il faut aujourd’hui libérer la danse ?
C’est exactement cela. L’art contemporain est inspiré par notre monde au sens large : la nature, la politique, le monde dans lequel nous vivons. Il touche donc un public gigantesque. Mais la danse s’incarne dans les grandes compagnies de ballet, qui donnent leurs spectacles dans des théâtres nationaux ou de grandes villes. Or ces lieux ne sont plus adaptés au succès que la danse pourrait avoir aujourd’hui. À l’heure actuelle, on n’a pas encore réfléchi à un projet qui exploiterait toute l’envergure de cette discipline. La danse a un potentiel considérable : elle touche toutes les cultures, elle permet des collaborations créatives, et le succès des vidéos de danse online est considérable. Le retard est donc structurel, mais on voit de plus en plus souvent de la danse dans les musées : à la Tate (qui constitue d’ailleurs sa propre collection de pièces, sur le modèle d’une collection d’œuvres plastiques), au MoMa… Mais on peut aussi voir de la danse sur son téléphone portable. Nous allons donc sortir l’Opéra de ses murs pour investir, entre autres, le Palais de Tokyo. Et la danse plus expérimentale que l’on voyait dans les musées va maintenant venir dans les théâtres, c’est ce qui va se passer ici l’année prochaine.
Comment faire plaisir au public le plus conservateur tout en l’amenant ailleurs ? Est-ce cela votre challenge ?
Je suis à la tête d’une institution qui a un cahier des charges et un répertoire, cela ne veut pas dire que ce répertoire classique n’est pas intéressant. Le ballet classique est fondé sur le rapport à la musique, et sur des choses qui peuvent séduire tous les publics, comme le métier, les corps qui travaillent avec une grande aisance.
L’école française de danse n’est-elle pas fondée sur une élégance qui donne peut-être une distance, met en retrait la personnalité du danseur ?
C’est le cas, mais il existe de grands interprètes français tels que Nicolas Le Riche, qui m’a marqué par son mélange de liberté et de technique. Ce n’était pas quelqu’un qui dansait dans une cage. Manuel Legris, aussi, ne dansait pas dans une forme cloisonnée. Il donnait beaucoup d’énergie… On a envie de voir une danse libre. L’élégance est importante, certes, mais elle n’implique pas nécessairement une distance. On a envie que la danse semble improvisée et non exécutée.
Cette liberté de mouvements, de formes, de langages, est-ce quelque chose que vous cultivez avec le L.A. Dance Project ?
Tout à fait. La première chose, c’est de donner confiance aux danseurs pour qu’ils osent s’exprimer et qu’ils découvrent ce qu’ils ont de spécifique. Dès qu’ils commencent à avoir cette confiance, c’est magnifique. On voit rarement des interprètes si jeunes dotés d’une telle aisance. C’est parce qu’ils travaillent en petits groupes avec des chorégraphes de qualité. Tout cela fait qu’ils avancent continuellement.
Pourquoi mêlez-vous, avec le LADP, des pièces conçues par des chorégraphes connus, tels que Sidi Larbi Cherkaoui, avec celles de jeunes inconnus ?
Car j’adore découvrir des talents, qu’ils soient connus ou inconnus m’importe peu. Cette curiosité s’applique aux danseurs comme aux chorégraphes.
À l’Opéra, vous avez donné leur chance pour des premiers rôles à des danseurs qui, selon l’organisation traditionnelle, seraient restés encore longtemps des anonymes noyés dans le corps de ballet…
Les danseurs, il faut les pousser au bon moment. Je n’avais pas l’intention de bousculer les grades ou de briser la tradition, il s’agit simplement d’être juste. Faire son premier grand rôle à 24 ans, comme Léonore Baulac, il faut que ce soit possible. Tout cela n’a rien à voir avec la hiérarchie, avec la vitesse à laquelle on monte. Il y a des moments à ne pas rater, ces moments où on commence à exprimer des choses, où on peut les assumer, c’est ce qui fait qu’on crée des personnalités de danseurs forts. Attendre qu’ils aient 34 ans et les jeter dans un rôle avec une pression énorme, cela ne me paraît pas opportun. Il faut les accompagner tout le temps, et les habituer tôt à tenir des rôles importants. J’en suis convaincu. Sinon, on se démotive. Ce doit être organique, naturel.
Comment cela a-t-il été compris ?
Cela a mis un peu de temps à être compris, mais cela commence à l’être aujourd’hui. C’est fantastique de découvrir des personnalités. Je n’ai pas d’a priori, notamment sur le physique. J’ai envie de voir des artistes sur scène, des gens qui captivent mon attention. Voilà tout. Il n’y a pas de stéréotype.
Avec votre compagnie LADP, vous avez développé un programme de vidéos qui trouve une nouvelle ampleur avec la troisième scène de l’Opéra de Paris, lancée le 15 septembre. La vidéo est-elle un accompagnement naturel de la danse ?
Absolument. Dans le cadre du LADP, j’avais collaboré en 2012 avec le réalisateur Alejandro González Iñárritu pour la vidéo Naran Ja. Ce court-métrage a touché un public qui n’est pas celui des théâtres. Comme l’a fait le film Black Swan. Ces collaborations, c’est ce qui m’intéresse vraiment.
Vous avez également lancé une marque de vêtements liée à votre compagnie. S’agit-il pour vous de trouver un nouveau levier de branding ou de financement ?
Alex Israel a créé un teddy pour le LADP, et Barbara Kruger a réalisé un tee-shirt qui prolonge le décor qu’elle a conçu pour nous. J’ai envie d’explorer la façon dont une institution culturelle peut développer sa marque ; nous allons donc imaginer de nouveaux vêtements. C’est une piste intéressante quant au financement d’une institution culturelle, en Amérique, au xxie siècle. L’idée de départ est simplement celle-là, et je pense que nous pouvons y parvenir.
Est-ce le même type de réflexion que vous appliquez à l’Opéra de Paris, notamment à travers la soirée que vous organisez avec la maison Dior ?
À vrai dire, aux États-Unis, la levée de fonds est une nécessité. En France, le financement public permet aussi des choses extraordinaires, à condition de placer les bonnes personnes à la tête des institutions. Stéphane Lissner, qui m’a nommé au poste de directeur de la danse, possède une grande expérience du théâtre traditionnel, mais il est aussi attentif à son temps, à la modernité d’une institution. Aujourd’hui, il me paraît important de penser l’Opéra de Paris comme une marque. La question est : veut-on la développer ? Si oui, cela implique l’intervention de fonds privés. Sinon, on continue comme on a toujours fonctionné.