20 mai 2019

Rencontre avec Dove Allouche, l’artiste qui explore le château de Versailles

Aux côtés de quatre autres photographes contemporains, l’artiste Dove Allouche investit le château de Versailles jusqu’au 20 octobre, dans le cadre de l’exposition exceptionnelle “Versailles – Visible/Invisible” présentée au domaine de Trianon. À cette occasion, nous l’avons rencontré.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Vue de l’exposition « Versailles – Visible / Invisible », château de Versailles, 2019 Courtesy de l’artiste Dove Allouche ©Tadzio

Sur l’invitation du château de Versailles, cinq artistes contemporains explorent par la photographie les mystères du célèbre site historique. Récemment restauré, le domaine de Trianon accueille cette nouvelle exposition intitulée Versailles – Visible / Invisible jusqu’au 20 octobre prochain. Ainsi y découvrira-t-on aussi bien les photographies grand format de Viviane Sassen, mettant en scène de jeunes adolescents parmi les murs du château, que les images naturalistes d’Eric Poitevin, exploitant les potentialités graphiques du soleil et des plantes. Quelques mètres plus loin, le photographe britannique Martin Parr dépeint le domaine de Versailles d’aujourd’hui, peuplé par le tourisme de masse, tandis que Nan Goldin explore le rez-de-chaussée du Petit Trianon à travers un parcours passant des souterrains aux figures féminines présentes dans les jardins.

 

Cinquième artiste de ce panel éclectique, Dove Allouche s’intéresse quant à lui aux propriétés physiques, chromatiques et visuelles du gypse, un minéral modeste mais néanmoins essentiel à la construction du domaine. En résulte Evaporites, une série de dix images étonnantes présentées dans la majestueuse galerie des Cotelle du Grand Trianon. Dans ce nouveau projet, on retrouve les symptômes de l’œuvre de cet artiste français, qui depuis plus de 20 ans s’attelle à révéler en images les richesses méconnues, invisibles ou souterraines, de notre monde. Passant par le dessin, la gravure ou la photographie, il extrait du réel des images aux confins de l’abstraction pourvues d’une fascinante profondeur. Rencontre.

NUMÉRO : Vous faites partie des 5 photographes choisis pour investir le domaine de Trianon à Versailles. Comment s’est déroulée votre rencontre avec ce lieu chargé d’histoire?

 

DOVE ALLOUCHE : L’idée de cette exposition était de mettre en avant le domaine de Trianon, nouvellement restauré, à l’aide de la photographie contemporaine. Pour ma part, j’ai voulu me détacher de l’histoire du château de Versailles telle que nous l’avons apprise en allant chercher bien en deçà de son héritage historique sur notre nation : je suis remonté à son ère géologique en m’intéressant au gypse, un minéral très courant dans l’ensemble du domaine et dans l’architecture à partir duquel on produit notamment le plâtre. L’histoire de ce matériau modeste est assez incroyable : il est le produit d’une évaporation de bassins d’eau très chargée en sel, qui s’évaporent et par évaporation produisent des agrégats de sédiments. Au cours d’un voyage de plusieurs millions d’années, ce bloc remonte à la surface en se chargeant de plusieurs éléments. Mon projet était donc de montrer Versailles par la matière, Versailles avant Versailles, à l’état embryonnaire, sans passer par ses dorures et son apparat.

 

“Mon projet était donc de montrer Versailles par la matière, Versailles avant Versailles, à l’état embryonnaire, sans passer par ses dorures et son apparat.”

 

Comment avez-vous procédé pour extraire du gypse les photographies que vous présentez ?

 

Tout d’abord, je me suis rendu dans une carrière de gypse sur la côte basque et j’en ai ramené un bloc. En le tranchant très finement, on obtient une plaque translucide que l’on peut utiliser comme un négatif photographique dont les stries forment un motif unique, liée à sa propre histoire et les cristaux qui le composent. À la lumière par polarisation, cette plaque produit un nuancier de couleurs directes et non modifiées, aussi riche que les couleurs de l’ère baroque ! Ce nuancier de couleurs opère alors comme une charte de reconnaissance des cristaux : étonnamment, on y retrouve exactement les couleurs du château de Versailles, dont on connaît les variétés de marbres, les calcaires… Ainsi, les images que j’ai réalisées traduisent en réalité une mémoire de 300 millions d’années.

Vue de l’exposition « Versailles – Visible / Invisible », château de Versailles, 2019 Courtesy de l’artiste Dove Allouche ©Tadzio

Au Grand Trianon, vos photographies rencontrent la galerie des Cotelle, vaste pièce de réception. Le poids d’un patrimoine aussi opulent et emblématique n’a-t-il pas été trop écrasant pour votre créativité?

 

Cette salle est tellement riche, entre les miroirs, les 24 tableaux de Jean Cotelle, les lustres, les consoles, les ouvertures sur les jardins, que cela semble difficile de s’y mesurer. Ma réponse à ce dialogue impossible avec un tel niveau de sophistication et de détail fut donc de proposer le geste le plus brutal et le plus primaire possible. Ainsi, j’ai cherché à m’effacer de la façon la plus modeste possible face à la puissance des lieux en y présentant dix images. Par association d’idées, le gypse solide s’équilibre très bien avec les tableaux très aquatiques de Cotelle, mais ce fut une vraie surprise que leurs couleurs correspondent autant ! En résulte alors un dialogue visuel avec le peintre, qui serait en fait antérieur à la fabrication du site de Versailles.

 

“Mes images sont non-figuratives sans être abstraites, puisqu’elles sont une capture du réel.”

 

Cette série en est l’exemple, vos images transforment souvent les formes du réel en compositions abstraites. Que recherchez-vous dans cette conversion?

 

Cette conversion est d’ordre analogique. Elle produit des images non identifiables qui n’en restent pas moins la représentation d’un agencement bien concret. En fait, les images que j’en tire sont non-figuratives sans être abstraites pour autant puisqu’elles sont une capture du réel ! Ce sont donc de fausses abstractions, que le public perçoit comme abstractions.

Dove Allouche, série “Zénith” (2010). Courtesy: Dove Allouche; GB Agency; Peter Freeman Inc.

Comment cet attrait pour la part souterraine, invisible ou obscure de notre monde est-il né?

 

J’ai souvent travaillé sur des échelles de sujets ascensionnelles, du très bas au très haut. Il y a quelques années, j’ai commencé une série de dessins abstraits de pics alpins intitulée Zénith alors que, parallèlement, je réalisais ma série d’héliogravures Les Déversoirs d’orage en plein cœur du réseau d’égouts de Paris. Bien que provenant d’espaces opposés, ces deux séries participent d’une fantasmagorie. Dans les égouts, il y a une charge inconsciente que j’ai voulu sublimer par l’héliogravure, mode de reproduction réservé à des sujets prestigieux créée à la même époque que le réseau égoutier par le baron Haussmann. Mon approche n’était alors ni romantique ni paysagiste, j’ai cherché à retranscrire le point de vue de ma propre expérience directe.

 

 

La question de la durée est donc essentielle dans les sujets que vous étudiez.

 

Cela a commencé avec ma série de Pétrographies sur les stalagmites, qui sont parmi les marqueurs naturels de temps les plus anciens que l’on connaisse. Avec mon appareil photo, je souhaitais capturer la première fois où ces stalagmites rencontraient la lumière et illustrer ce choc par l’image. Cette image nous informe alors à la fois sur la nature de l’échantillon et l’histoire de sa propre croissance. Elle nous révèle des espaces temporels gigantesques et vertigineux, espacés par plusieurs millions d’années. Ces échantillonnages sont donc une manière de réinscrire notre présence sur des durées beaucoup plus longues.

La matière et ses potentialités physiques et chimiques sont essentielles dans votre travail, pourtant les surfaces que vous investissez sont presque toujours planes et bidimensionnelles. Pourquoi?

 

Ma perception du réel est toujours bâtie sur la bidimensionnalité. Produire des images m’amène à être toujours dans une position postérieure à une matrice. Pour moi, la matière est donc le négatif dont j’extrais des images positives. Par ailleurs, j’ai une absence totale d’empathie pour les objets. C’est pourquoi je ne donne jamais à voir tous les reliquats de mes projets : ce serait faire une forme de collection, que les musées de minéralogie font déjà très bien ! Je fais partie d’une catégorie d’artistes pour qui la transformation fait œuvre. En tant qu’artiste, on développe ses propres outils de transposition au fil des années exactement comme on apprend une langue, en l’enrichissant de grammaire et de vocabulaire au fur et à mesure. Seul le temps enrichit et enracine notre pratique.

 

“Je fais partie d’une catégorie d’artistes pour qui la transformation fait œuvre.”

 

 

Ce travail autour du gypse vous a-t-il inspiré pour vos futurs projets?

 

Cette expérience a été très dense, les délais de réalisation étant assez courts, mais s’est avérée très heureuse. Elle m’a forcé à introduire la couleur en assumant une puissance chromatique vers laquelle ma sensibilité ne va pas spontanément. J’étais habitué à épurer, et ce travail a certainement opéré un déplacement vers la couleur dans ma pratique. De plus, j’ai eu beaucoup de chance d’obtenir le résultat que j’espérais. J’ai donc pu compter à la fois sur l’expérience et sur la chance !

 

L’exposition Versailles – Visible / Invisible est à découvrir au domaine du Trianon du château de Versailles jusqu’au 20 octobre.

Des œuvres de Dove Allouche sont également à voir dans l’exposition Préhistoire, une énigme moderne au Centre Pompidou jusqu’au 16 septembre.

Dove Allouche, série “Évaporites” (2019). Courtesy: Dove Allouche; GB Agency; Peter Freeman Inc.