Blood and tears: the terrifying Brutal Black Tattoo Project
En 2017, un reportage de la chaîne américaine Vice met en lumière un projet terrifiant : des tatoueurs proposent à des volontaires avides de sensations fortes de leur recouvrir le corps d’encre noire, dans le cadre d’une séance gratuite. Point d’honneur de la pratique, la douleur infligée par l’aiguille fait partie de l’expérience, et prévaut même sur le résultat final… Plongée dans les dessous d’un projet morbide, âmes sensibles s’abstenir.
Par Margaux Coratte.
“Et si le tatouage c’était tout d’abord un bruit ? Le bruit d’une aiguille qui s’enfonce dans la peau, le cri de la peau ? Car les bruits sont là : le grésillement de l’appareil, l’écoulement muet du sang chaud, le bruit sourd de l’éponge qui absorbe le sang, le cri indistinct de la peau lorsque l’aiguille pénètre dans la chair”, écrit Vincent Estellon dans Tatouage sur corps ou envers de l’expression *. Sur la table d’opération, c’est bien le cri sans fin d’un corps (é)tendu, sous l’incision féroce des aiguilles noyées d’encre, qui est étouffé par une volonté tenace d’affronter la douleur. Les yeux exorbités de l’homme (auto)mutilé pleurent cette encre noire qui mange sa peau à vif. Du sang bilieux suinte des ratures qui barrent méchamment son torse. Le corps semble vomir avec force cette encre qui veut par tous les moyens l’empreindre, mais l’homme résiste, car cette épreuve, il l’a choisie.
1. Le tatouage comme dépassement de soi
À l’initiative du Brutal Black Tattoo Project : Cammy Stewart, Valerio Cancellier et Phillip 3Kreuze. Trois tatoueurs spécialisés dans le blackwork (tatouage entièrement noir de grande envergure). Un Écossais, un Italien et un Allemand, réunis par le même mantra "no pain no gain" (on n’obtient rien sans peine) dont les sessions de tatouage sans précédent sont dépeintes par le documentaire de la chaîne Vice comme de véritables séances de torture. Pourtant, derrière cette trinité satanique et son supposé sadisme se dresse un désir, celui d’offrir une expérience unique, en totale opposition avec les pratiques contemporaines de tatouage où la douleur doit être minimale. Ici, le tatouage est d’abord considéré comme un processus éprouvant, duquel résulte une énorme masse noire s’étalant de la tête aux pieds, recouvrant le visage, les bras et les mains. Certains y voient un suicide social. D’autres, un moyen d’enfin atteindre l’image idéale qu’ils se font d’eux-mêmes.
“Les personnes qui ont pris part au projet on fait une sorte de compagnonnage avec la douleur”, explique le sociologue David Le Breton. Dans son livre Expérience de la douleur, entre destruction et renaissance (2010), il explique qu’il faut impérativement distinguer “douleur” et “souffrance”. La première est essentiellement physique tandis que la seconde demeure subjective et concerne l’âme et l’esprit. Tel un parcours initiatique, la douleur d’un tatouage volontaire a une dimension constructive. Car il faut rappeler que les participants du Brutal Black Tattoo Project sont des “victimes consentantes”. En se soumettant au bon vouloir des aiguilles, elles acceptent que leur corps soit violenté pendant des heures et que leur apparence leur échappe. Car la forme du tatouage n’est qu’un détail. Recouverts par des traits épais, les corps changent radicalement d’apparence au cours de ses sessions, le visage revêt un masque noir et les esprits gagnent en témérité.
2. Faire peau neuve
Semblable aux rituels traditionnels de tatouage et de scarification pratiqués dans certaines régions du monde, le Brutal Black Tattoo Project veut se détacher du tatouage mainstream, essentiellement esthétique, entre mandalas, petites fleurs et envol d’oiseaux. Véritable rite de passage, il place la douleur comme fin en soi. Infligée et reçue dans le but de repousser les limites du corps et de l’esprit, cette dernière est vue comme un moyen efficace de se surpasser. Si l’on ne peut savoir exactement ce qui conduit les participants à se lancer dans un tel projet, on devine qu’ils souhaitent se débarrasser d’une identité qu’ils réfutent pour s’inventer une forme d’excellence. Plus qu’un tatouage, c’est une essence nouvelle, une identité améliorée qu’ils acquièrent par une force de caractère extraordinaire.
“If you don’t feel pain, you’re not alive” (“si tu ne ressens pas de douleur, c’est que tu n’es pas vivant”). De l’encre dans les yeux, sur les doigts ou sur le front, les participants du Brutal Black Tattoo Project, des hommes pour la plupart, ont une vision du monde qui leur est propre. Déjà massivement tatoués, ils désirent remplir les espaces encore vierges, ou recouvrir des tatouages qui ne leur correspondent plus. Si certains sont eux-mêmes tatoueurs et habitués de l’art de l’aiguille, d’autres ont simplement quelque chose à se prouver. L’épreuve de la douleur comme incarnation de la virilité, la parure obtenue à la fin n’en est que plus satisfaisante. Si le tatouage agit comme un objet de marginalisation, il est aussi une porte d’entrée dans une communauté où les souffrances physiques sont synonymes de grande force mentale. Comme revenus d’entre les morts, ils se détachent du commun des mortels —pour qui la douleur est une ennemie à éviter à tout prix—, en affichant les stigmates de leur transformation.
3. (re)donner du sens
Si l’on peut questionner le bien fondé d’une telle initiation, le Brutal Black Tattoo Project se démarque dans un monde où les traditions n’ont plus autant d’emprise sur les individus. Le tatouage lui-même, qui à ses débuts avait une signification et une dimension d’appartenance fortes, s’est aujourd’hui démocratisé au point qu’un américain lambda puisse désormais arborer un tatouage traditionnel japonais sans savoir ce que celui-ci signifie réellement. Puisque ni Dieu, ni la famille, ni la patrie ne constituent de véritables points de repères indéfectibles dans nos sociétés démocratiques, les individus recherchent éperdument un cadre auquel se raccrocher. En ce sens, s’infliger une douleur extrême, en transformant radicalement son corps, illustre de façon tout aussi radicale, le besoin de se rattacher à un collectif.
Le sociologue David Le Breton rappelle, par ailleurs, que l’on assiste à une recrudescence des tatouages traditionnels à travers le monde. Il n’est pas étonnant, lors de salons internationaux, que des tatoueurs utilisent des outils et des techniques ancestrales pour réaliser leurs pièces. Lors de la 9e édition du mondial du tatouage à la Villette à Paris (2019), des artistes comme Ajarn Matthieu et Ajarn Rung ont ainsi tatoué plusieurs personnes selon des techniques thaï ancestrales, utilisant une sorte de petit marteau trempé dans l’encre. Plus long et plus douloureux, ce genre de processus n’est pourtant pas considéré comme extrême mais comme honorifique, puisqu’il rend hommage aux traditions et au savoir-faire des anciens. Si le Brutal Black Tattoo Project ne renvoie pas directement à une pratique traditionnelle, il suggère tout de même un retour en arrière. Le tatouage n’est plus anodin, il se mérite au prix d’un véritable effort. No pain no gain.
* “Tatouage sur corps ou envers de l’expression” de Vincent Estellon, dans Champ psychosomatique (2004) n°36.