Que nous réservent Marie-Agnès Gillot et Dimitri Chamblas au Salò ?
Ils ont décidé de faire danser tout Paris avec eux. Marie-Agnès Gillot, étoile de l’Opéra de Paris, et Dimitri Chamblas, chorégraphe, danseur et directeur artistique, présentent en juin, dans le club Salò, un panorama vivant de toutes les danses que regroupe la Ville lumière. Entretien croisé avec ces deux figures très incarnées.
Par Delphine Roche.
Portraits Éric Nehr.
NUMÉRO : Comment est née l’idée de ce projet au Salò que vous présenterez ensemble en juin ?
DIMITRI CHAMBLAS : Depuis son ouverture, la spécificité du Salò est d’inviter en résidence des artistes de différentes disciplines. Il n’y avait pas encore eu de chorégraphes ni de danseurs, Marie-Agnès et moi sommes les premiers. Il nous a semblé intéressant d’investir ce lieu, de construire un projet sur la danse dans un endroit où les gens dansent.
Vous n’en êtes pas à votre premier projet ensemble. Comment votre association a-t-elle débuté ?
D. C. : L’artiste Xavier Veilhan nous avait proposé de créer un duo pour une fête dans son atelier, et nous avons composé une espèce de matière, un mélange de nous deux. Le réalisateur Bertrand Bonello, qui est aussi un excellent musicien, nous accompagnait. Une sorte d’entité composite est ainsi née, en live. En décembre dernier, vous avez également fait une performance à la Galerie VNH.
MARIE-AGNÈS GILLOT : L’expérience était excitante, même si le fait de danser au milieu des fragments de miroirs brisés de Michelangelo Pistoletto était un peu dangereux.
Marie-Agnès, vous avez toujours consacré beaucoup de temps et d’énergie à des projets en dehors de l’Opéra.
M.-A. G. : En effet, car si je m’en tiens à ce qu’on me demande, je ne me sens pas assez nourrie. J’ai besoin d’aller expérimenter ailleurs.
“La danse est un art qui laisse beaucoup de liberté au regard de l’autre. À partir d’un même geste, chaque spectateur va pouvoir inventer son histoire ou son propre territoire.”
Vous êtes notamment très proche de la mode.
M.-A. G. : Oui, j’ai par exemple mis en scène le défilé printemps-été 2017 de Rabih Kayrouz, et c’était vraiment stimulant de faire entrer la danse dans la mode. Car c’est dans le mouvement que le vêtement prend toute sa valeur. Les mannequins étaient pieds nus et marchaient sur les demi-pointes, comme si elles portaient des chaussures à talons. Le créateur m’avait dit de penser à En attendant Godot. Je l’ai écouté, mais, de cette pièce illustre, je n’ai gardé que l’arbre. [Rires.] Ce type de projet m’intéresse vraiment beaucoup, comme celui que nous allons présenter au Salò.
En quoi consistera-t-il exactement ?
D. C. : Il s’articule autour de plusieurs idées. Nous allons tout d’abord transformer la piste de danse en studio de danse, car en modifiant le lieu, nous allons changer la façon dont les corps s’y meuvent. Nous allons reprendre la grammaire du studio de danse, avec un grand miroir couvrant tout un mur, et des barres que MarieAgnès utilisera pour donner des cours de “barre de nuit”. Nous allons aussi coller sur un mur des posters de danseurs pour recréer une chambre… enfin, Marie-Agnès me dit que la sienne n’était pas du tout comme ça…
M.-A. G. : Non, c’est TA chambre d’adolescent, Dimitri.
D. C. : Il s’agit donc de recréer l’image d’Épinal de la chambre d’un adolescent passionné de danse. Sur un des murs, Marie-Agnès va écrire en direct, ce qui implique également un déplacement horizontal.
En effet, Marie-Agnès, vous aimez écrire. Depuis quand éprouvez-vous ce besoin ?
M.-A. G. : J’ai toujours écrit, mais jusqu’à présent, je n’écrivais pas sur la danse. J’ai décidé de commencer à le faire le 15 mars, le jour où l’on m’a remis la Légion d’honneur. Je me suis dit : “Maintenant, tu t’attaques à la danse.” Ça a été très dur. J’avais aussi mis en scène une “lecture chorégraphiée” – un concept qui m’est propre – d’une partie du roman Cendrillon, d’Éric Reinhardt.
D. C. : Ensuite, il y a l’idée de réunir les différentes danses de Paris. Marie-Agnès et moi éprouvons de la curiosité pour les danses qui existent dans cette ville, et qui ne se croisent pas, ne se connaissent pas. Nous voulons créer un lien entre elles, en les invitant dans un même lieu, au même moment. Les danses du Maghreb, d’Afrique, les danses de la rue… Nous allons inviter des personnes qui, par exemple, ne dansent que dans leur chambre, devant une caméra, et ne s’expriment ensuite qu’à travers YouTube. Tout cela va générer une “faune” atypique, un mélange de personnes qui ne cohabitent jamais dans la “vraie” vie. Car pour découvrir une danse, on est obligé de s’aventurer sur son territoire, dans un quartier, dans une boîte de nuit : lorsqu’on souhaite voir du hip-hop, du ballet ou du butô, il faut se rendre dans des lieux géographiques distincts. Au Salò, tous ces danseurs seront réunis. Ils vont pouvoir échanger, se montrer des pas. Ce sera donc un contexte très particulier, qui va nous enrichir.
M.-A. G. : Le contexte que nous proposons est en effet inédit. À travers ce projet, nous voulons également tendre un miroir à notre époque où, depuis quelque temps, la danse est portée aux nues. Jusqu’à récemment, les danseurs étaient considérés comme des has been, et soudain, on se retrouve en front row. Donc autant en profiter pour faire danser les gens.
Ressentez-vous ce changement à titre personnel ?
M.-A. G. : Oui, tout à coup, on me reconnaît dans la rue, alors que cela fait quatorze ans que je suis étoile. C’est très bizarre.
D. C. : De nombreuses raisons expliquent ce changement. Dans les années 80, les gens avaient oublié leur corps, on fumait dans sa voiture, etc. Depuis, la conscience du corps s’est développée : il est là, il faut parfois l’écouter, parfois l’emmener dans une certaine direction. C’est ce qui fait qu’il n’y a jamais eu autant de pratiquants de yoga, de marathoniens… La danse est aussi un art qui laisse beaucoup de liberté au regard de l’autre. À partir d’un même geste, chaque spectateur va pouvoir inventer son histoire ou son propre territoire. C’est aussi pour cela que certaines marques se sont engouffrées dans la brèche : l’image d’une jeune femme qui danse fera rêver une petite fille. Face à cette même image, un homme sera sensible à la grâce de la posture, ou y trouvera une certaine sensualité. Tandis qu’une femme se sentira peut-être exaltée, ou touchée… Avec la danse, on ouvre un imaginaire qu’on ne peut pas ouvrir avec l’image d’un mannequin. M.-A. G. : La danse est un langage universel. Le langage du corps ne connaît pas les barrières de la langue.
D. C. : C’est aussi un art qui a toujours beaucoup collaboré avec d’autres disciplines. Avec la musique bien sûr, mais aussi avec les arts plastiques, pour des scénographies par exemple. Le territoire de la danse est mobile, car les danseurs possèdent une forme de simplicité et une envie de la porter ailleurs, avec eux. Récemment, la danse a été très présente au cinéma : d’abord avec le documentaire Mr Gaga – Sur les pas d’Ohad Naharin, puis avec Polina – Danser sa vie, ou encore Relève, le documentaire sur Benjamin Millepied. Le marché de l’art s’y intéresse aussi, puisque William Forsythe, par exemple, collabore désormais avec la Gagosian Gallery…
Vous comptez aussi reproduire ce projet à Los Angeles, pourquoi ?
D. C. : Quand j’habitais à Los Angeles, je me suis rendu compte que les gens vivaient dans un périmètre très réduit. Ils n’ont en effet aucune raison de le quitter car, dans cette ville, il n’y a rien à voir. Je me suis dit : “Si tu vas découvrir les danses de la ville, cela te permettra de découvrir la géographie de la ville.” J’aimais bien l’idée de cartographier la ville à travers ses danses. Pour notre projet parisien, la curatrice Amélie Couillaud va faire un premier travail d’exploration, ensuite elle nous racontera ce qu’elle a découvert. Nous avons aussi des relais, comme le centre d’art Le 104. Je suis sûr que nous serons encore surpris par cette ville dans laquelle nous habitons.
Le projet que vous préparez au Salò a une durée inhabituelle, aussi bien par rapport à un cours de danse que par rapport à un spectacle…
D. C. : Nous investissons le Salò trois nuits de suite, de 22 heures à 6 heures du matin. Ce sont effectivement des durées sur lesquelles un danseur n’est pas censé travailler, et surtout des heures que nous ne connaissons pas. Il sera aussi intéressant de choisir la musique à travers laquelle les corps seront mis en jeu. Le déroulement de chaque nuit devra également trouver sa propre musicalité : il faudra parfois intervenir, mais, à d’autres moments, nous laisserons les choses se faire naturellement. Au fur et à mesure que la nuit avancera, les participants seront sans doute moins attentifs… mais c’est là qu’ils se mettront vraiment à danser.