Que doit la mode au créateur Olivier Theyskens?
Il est l'un des plus jeunes couturiers à être célébré, de son vivant, par deux rétrospectives. Seulement deux ans après une première exposition au MoMu d’Anvers, le créateur belge Olivier Theyskens est à nouveau mis à l'honneur, à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais cette fois-ci, où l’on pourra découvrir son travail mis en regard avec les collections du musée. Retour en 5 points sur l’impact de ce maître néo-romantique de la coupe.
Par Matthieu Jacquet.
Plongée dans un décor noir où apparaissent, éclairés par de délicates lumières, des dizaines de tableaux imprégnés d’une puissante force dramatique : d’un fond coloré à l’autre, des vêtements sur mannequins ou suspendus se succèdent, constituant des ensembles où la gravité romantique des formes s’allie à la sensualité de la matière. Jusqu’au 5 janvier prochain, la Cité de la dentelle et de la mode de Calais nous convie dans le somptueux théâtre d’Olivier Theyskens. Révélé à la fin des années 90, ce créateur belge s’est très vite illustré par un univers sombre allié à une savante maîtrise de la coupe et de la couture, porté par des créations très travaillées exaltant une féminité extrême qui, dès 1998, séduisent aussi bien Madonna que Mylène Farmer. Quatre ans après la création de son label, Olivier Theyskens s'oriente vers de nouvelles aventures : en 2002, la maison française Rochas l'invite à devenir son directeur artistique, qu'il restera pendant quatre ans. Suite à cela, il prendra la direction artistique de Nina Ricci en 2006, puis de la marque de prêt-à-porter américaine Theory en 2010. Enrichi par ces expériences édifiantes dans trois structures aux fonctionnements très différents, le créateur belge décide alors de relancer son propre label il y a 3 ans, désireux de retrouver son indépendance en comité plus réduit.
En 2017, le MoMu d’Anvers lui consacre sa première rétrospective, présentant son travail sous un angle chronologique. Seulement deux ans plus tard, la Cité de la dentelle et de la mode le met à l’honneur à son tour : afin de célébrer les 10 ans de l'institution, Olivier Theyskens fut amené pour ce nouveau projet à piocher dans les archives du musée afin d’en extraire des pièces résonant avec son propre travail. Réalisée sous le commissariat de Lydia Kamitsis, l’exposition In praesentia dévoile son travail à travers de nombreuses thématiques qui mêlent ses créations de ses débuts aux plus récentes dans une grande fluidité.
On y découvre également des créations inédites jamais présentées au public ou dissimulées par d’autres pièces sur les défilés. À travers une habile mise en scène, orchestrée par le créateur lui-même, ses créations dialoguent avec des pièces anonymes et des outils du patrimoine industriel, créant parfois des échos d'un hasard frappant. Focus sur cinq traits caractéristiques du travail d’Olivier Theyskens.
1. Le noir
Lorsque l’on cherche à décrire les pièces d’Olivier Theyskens, une couleur nous vient immédiatement à l’esprit : le noir, qui depuis sa première collection en juin 1998 domine comme un leitmotiv visuel. Au fil des années, des saisons et des pièces, le créateur belge montrera les multiples nuances du noir, décliné sur de nombreuses matières : gazar de soie, laine, dentelle, satin, velours ou bien astrakan. Dans la collection automne-hiver 1999-2000 apparaît d’ailleurs son désormais célèbre corset “cocon” à capuche, réalisé en lin baleiné noir. Devenu un trait distinctif, le noir lui vaudra fréquemment d’être qualifié de “prince gothique” de la mode, un qualificatif dont le créateur s’est lui-même amusé : “Lorsque j’ai créé ma marque, je me voyais plutôt comme un néo-romantique. Mais lorsqu’on a commencé à me qualifier de gothique, j’ai voulu m’en emparer, en créant notamment une collection 100% noire avec uniquement deux pièces blanches !” Depuis toutefois, le créateur a également beaucoup travaillé la couleur, en attestent ses récentes robes aux tons jaunes, bleus ou roses intégrant en imprimés des photographies de Hans Bellmer, créées pour la collection printemps-été 2019.
2. L’histoire du vêtement
Robes à tournures, crinolines, corsets et cols montants… Bon nombre des créations d’Olivier Theyskens semblent sortir tout droit du XIXe siècle. Très inspiré, entre autres, par la mode de l’époque victorienne et l’esprit des romantiques, le créateur reprend les silhouettes féminines de cette période auxquelles il insuffle une touche contemporaine. Pour sa collection printemps-été 2002, dernière de son propre label avant son arrivée chez Rochas, Olivier Theyskens explorait la thématique des tournures en les actualisant par des habiles jeux de coupe et de matériaux : ces faux-culs emblématiques de la Belle époque se trouvaient alors réalisées en soie ou dans du cuir, témoins de remarquables prouesses techniques. En plaquant le haut à col montant et les manches longues sur le bustier, le créateur y crée un effet de trompe-l’œil comme un écho au surréalisme. “Pour moi, la mode désigne une énergie créatrice”, affirme-t-il pour distinguer la mode du costume. “Le costume apporte quant à lui une vision hors du temps, qui transporte les individus vers un monde loin de leur propre vie.” Une frontière qui toutefois, dans beaucoup de ses créations, devient poreuse, en atteste sa robe à rayures d’inspiration médiévale portée par Mylène Farmer dans le clip de Je te rends mon amour.
3. La dentelle
Seuls quelques créateurs contemporains connaissent aussi bien la dentelle qu’Olivier Theyskens. Enfant, il commence à collectionner grâce à sa grand-mère des coupons de dentelle de Chantilly : c’est alors que naît chez lui une passion pour cette technique empreinte d’histoire. Dès ses premières collections pour son label il intégrera ces coupons à ses pieces, jusqu’à les utiliser comme pochoir pour bomber un tailleur-pantalon en laine de la collection automne-hiver 1998-1999. Lors de son arrivée à la direction artistique de Rochas en 2002, la dentelle s’impose à nouveau comme une évidence : fidèle à l’identité historique de la maison française, le créateur collabore pendant deux ans avec un dentelier en vue de recréer le toucher si singulier de la dentelle de Chantilly. Lors de la relance de sa marque en 2016, Olivier Theyskens revient à ses premières amours et part en Italie, à la rencontre du dernier fabricant de dentelle en fil de soie du monde Marco Lagattolla. Ce savoir-faire unique lui permettra alors d’offrir à ses créations un caractère d’autant plus rare et précieux.
4. Le biais
Créateur de mode autodidacte, Olivier Theyskens maîtrise très bien toutes les étapes de la conception du vêtement, de la coupe à la broderie en passant par le patronage et la couture main. Sa technique remarquable lui permet de réaliser par lui-même un bon nombre de ses idées, le motivant à constamment se perfectionner et à explorer de nouveaux savoir-faire. Le créateur le confiera lui-même à Lydia Kamitsis, commissaire de l’exposition : “Ce qui m'excite, c'est la découverte, approcher un territoire inconnu, comme la première fois où on fait un pantalon, une chemise, une première veste tailleur… L'exploration technique est un véritable moteur”. Ainsi son travail s’ancre-t-il dans une recherche continuelle et intuitive : dès 1999, Olivier Theyskens s’essaie à la délicate technique du biais qu’il parvient à maîtriser un an plus tard. De nombreuses robes en biais seront réalisées par la suite pour Nina Ricci et pour sa propre marque après l’avoir relancée, inscrivant le créateur comme héritier de la célèbre couturière Madeleine Vionnet, qu’il a toujours admirée.
5. Vanité et esthétisme
Sur fond violet, une veste beige en lin est suspendue dans le vide. Au dos y sont brodés trois objets : une bougie, un crâne humain et un sablier. Difficile de ne pas y reconnaître les symboles de la vanité, ici extraits d’une toile de Philippe de Champaigne, représentant allégoriquement la finalité de la vie. Tableau après tableau, l’exposition In praesentia à Calais met en scène les créations d’Olivier Theyskens dans des décors intégrant de nombreux outils de confection de la dentelle, composant avec les vêtements de véritables natures mortes comme des échos à ce genre pictural du XVIIe siècle. Pour autant, si son travail semble indéfectiblement habité par la mort, il relève également d’une quête permanente de la beauté. En bon esthète, le créateur prend lui-même pour exemple l’incendie de Notre-Dame : “Je suis resté deux heures devant, fasciné par la beauté de ce moment : c’était à la fois désastreux et magnifique, presque de l’ordre de la performance.” Bien qu’empreint de mélancolie, Olivier Theyskens poursuit encore aujourd’hui la même ambition : sublimer par le vêtement la beauté du monde. Un prégnant dessein dont ses dernières collections prouvent incontestablement la pérennité.
L’exposition Olivier Theyskens : In praesentia est à voir jusqu’au 5 janvier 2020 à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais.