3 choses à savoir sur « Ghost Song », le film choc sur la jeunesse désenchantée du Texas
À mi-chemin entre le documentaire et la fiction, Ghost Song (2021) du réalisateur français Nicolas Peduzzi, repéré au Festival de Cannes l’an dernier dans la sélection Acid, se penche sur la jeunesse esseulée de Houston. À travers le parcours de deux texans que tout oppose : Will, jeune adulte accro aux opiacés rejeté par sa famille et OMB Bloodbath, rappeuse afro-américaine et ancienne cheffe de gang. Sur la musique du producteur parisien Jimmy Whoo, le film dresse un portrait hypnotique et chaotique de l’Amérique d’aujourd’hui. Retour sur les coulisses de ce film bouleversant qui doit autant à Ken Loach qu’à Harmony Korine.
Par Chloé Bergeret.
Le réalisateur français Nicolas Peduzzi a une obsession : le Texas. Trois ans après la sortie de Southern Belle (2018), portrait trash de l’Amérique à travers le parcours de Taelor, héritière texane désargentée qui sombre dans l’alcool et la drogue lorsqu’elle se retrouve sans le sous, le réalisateur retourne à Houston pour son nouveau documentaire, Ghost Song. Dans cette ville fantôme, presqu’abandonnée, après avoir été le quartier général de la Nasa durant la Conquête spatiale, la musique est une des seules issues possibles. C’est ce qu’a bien compris la rappeuse OMB Bloodbath, ancienne cheffe de gang qui cherche sa voie et sa voix. Rongée par l’alcool, la drogue et l’immoralité, la ville semble être une prison dont personne n’arrive réellement à sortir. Alors qu’un ouragan approche, Will, ancien jeune homme privilégié, sillonne la ville avec son chauffeur à la recherche de drogues, pendant que la jeune rappeuse lesbienne se cache, pour échapper à des tueurs qu’elle croit à ses trousses, dans un hôtel miteux du quartier mythique de Third Ward, lieu de naissance de Beyoncé et du tristement célèbre George Floyd, assassiné par la police à Minneapolis en 2020. Dans ce film, des âmes errantes parcourent la ville animées par une rage de vivre inouïe à la recherche de la rédemption. Retour sur les coulisses de Ghost Song, plongée musicale et bouleversante dans l’Amérique d’aujourd’hui.
C’est Jimmy Whoo qui a composé la bande-son
Le choix musical de ce producteur de musique électronique parisien pour un documentaire sur la ville de Houston, a de quoi surprendre. Pourtant, lorsqu’on voit le film, les mélodies planantes de Jimmy Whoo accompagnent parfaitement les déambulations des âmes errantes de Will et d’OMB Bloodbath. Mais Jimmy Whoo est un ami de jeunesse du réalisateur et leur collaboration semblait évidente. Le musicien propose justement des showcase avant toutes les projections du film.
Passionné lui aussi par l’esthétique américaine et surtout par la musique typique de Houston, le screw. C’est lui qui a fait découvrir au réalisateur cette musique si particulière, qui lui sert de référence depuis longtemps. Pour ce film, il a travaillé sur le côté psychédélique de la ville de Houston. La musique remplace ici la voix off et elle accompagne au mieux les personnages dans leurs périples initiatiques. Ce passionné de cinéma qui a choisi Jimmy comme pseudonyme en référence aux personnages de films américains trouve ici un espace à la hauteur de son talent.
Bien qu’il soit au départ un professionnel de la musique électronique, ses productions s’intercalent avec brio avec les morceaux de rap flamboyant des héros de la scène texane. OMB Bloodbath et Jimmy Whoo semblent être faits pour s’entendre : cette lenteur si caractéristique du rap de la scène d’Houston a envahi les morceaux du producteur. Entre la scène électronique parisienne et les joutes fougueuses d’amateurs de screw au Texas, il n’y a un qu’un pas.
Ghost Song, de Nicolas Peduzzi, (2021), en salle. Basic Instinct (2019) de Jimmy Whoo, disponible sur toutes les plateformes.
Third Ward est le quartier de naissance de Beyoncé et George Floyd
Des maisons blanches et basses, des autoroutes à perte de vue et des buildings à l’horizon, voilà à quoi ressemble le quartier de Third Ward à Houston au Texas. Situé au centre de la ville, c’est un quartier historique qui a vu passé de nombreux artistes et personnalités. Aujourd’hui la gentrification se fait de plus en plus sentir et les populations les plus pauvres se font petit à petite exclure du centre de la ville. Très boisé, ce quartier qui était historiquement peuplé d’Afro-Américains est aujourd’hui très attractif. Mais les traditions persistent et Third Ward restera pour toujours le quartier du rap, du screw et de la culture afro-américaine, le quartier de Bloodbath et de DJ Screw mais aussi Beyoncé et beaucoup d’autres artistes talentueux. Third Ward et plus globalement la ville de Houston est une scène culturelle très active, foisonnante d’artistes en tout genre, le réalisateur Wes Anderson est natif de la ville notamment. La scène musicale texane est très variée et à Houston, le punk et le hip hop cohabitent. C’est cette vivacité culturelle mais qui reste underground qui a attiré le réalisateur français.
Mais Third Ward est aussi le quartier de George Floyd, dont l’assassinat par la police à Minneapolis en 2020 avait relancé avec virulence le mouvement Black Lives Matter, le mouvement pour la défense des droits des afro-américains. Alors qu’il vivait à Minneapolis, George Floyd a habité longtemps dans ce quartier de Houston. Bien que son nom ne soit jamais évoqué, l’ombre de George Floyd flotte sur le documentaire : il était l’oncle de la jeune rappeuse et il faisait de la musique aux côtés de DJ Screw, figure mythique de la scène d’Houston et représentant légendaire du fameux screw. Le tristement célèbre George Floyd hante le film de Nicolas Peduzzi, lorsque OMB Bloodbath aborde l’assassinat de son ami le rappeur Kenny Lou. La violence et l’insécurité reste encore le lot quotidien dans ce type de quartier. Pourtant, loin de tomber dans le misérabilisme ou la récupération du drame de George Floyd, le réalisateur choisit de mettre l’accent sur la scène artistique de Houston, ainsi que sur la carrière naissante de la rappeuse.
Le screw, rap typique de Houston : la vraie star du film
La véritable star de Ghost Song, c’est le screw, ce genre musical typique de la ville de Houston. Porté par DJ Screw et né dans le quartier de Third Ward, le screw envahit tout le film et contamine de son flegme le spectateur. Mais qu’est ce que le screw, qui est sur toutes les bouches du film mais qu’en France on sait à peine à traduire ? Popularisé à Houston, c’est un genre de rap bien particulier. Nicolas Paduzzi l’évoque ainsi : « ce délire des dents en or, avec la codéine…« . La chose est plus complexe et mérite d’être connue.
La codéine, un anti-douleur dérivé de l’opium, est extrêmement consommé aux États-Unis et plus particulièrement à Houston. La consommation de drogue aboutit à un ralentissement du flow des rappeurs et rend la musique presque jazzy. Le screw est profondément anti-commercial : il alterne entre sons bruts et explosifs et des longs flows de 10 minutes très planants. C’est la lenteur et la moiteur de l’air de la ville de Houston qui influence les musiciens. La ville construite sur des marécages risque à tout moment l’inondation et les effluves qui émanent des sols brouillent les sens à la manière des morceaux de screw, fortement influencés par le blues.
Au départ le réalisateur Nicolas Peduzzi voulait s’intéresser au maître du screw, le rappeur DJ Screw – décédé en 2000 à la suite d’une overdose de codéine – et à son influence sur le rap d’aujourd’hui, mais les choses ont évolué et le personnage principal est devenu OMB Bloodbath. Mais le réalisateur a gardé le screw comme ligne directrice de son documentaire. Le rythme du film est hypnotique et planant à la manière de ce genre de rap et les errances de la jeunesse désabusée américaine s’écoulent au fil des punchlines lancinantes des musiciens de screw.