Mati Diop, the first black women selected in Cannes Film Festival
Avec son premier long-métrage, “Atlantique”, la réalisatrice Mati Diop a bouleversé l’exigeant jury du Festival de Cannes, qui lui a décerné cette année son prestigieux Grand Prix. Soudainement propulsée dans la lumière, la jeune femme aux racines sénégalaises, tout en remontant le fil de ses origines, signe un film hypnotique mêlant le fantastique à la fresque sociale. Numéro a rencontré cette talentueuse cinéaste désireuse d’incarner un destin plus large que celui de sa simple personne.
Par Olivier Joyard.
Portraits Jean-Baptiste Mondino.
Nous retrouvons Mati Diop un matin d’été, non loin du quartier où elle a grandi, dans le XIIe arrondissement de Paris. La jeune femme de 37 ans respire enfin pour la première fois depuis de longs mois, qui l’ont vue enchaîner la fabrication de son premier long-métrage, Atlantique, et la sélection du film au Festival de Cannes. Le tumulte des projections et des interviews sur la Croisette s’est achevé en beauté. Dès sa première tentative, la réalisatrice est repartie avec le Grand Prix, derrière l’intouchable Palme d’or décernée à Parasite. Une entrée dans la lumière aussi fulgurante qu’inattendue, dont elle se remet doucement. “J’ai connu une sidération extrême. Cela va me prendre du temps avant de décanter, car tout s’est enchaîné à une vitesse incroyable, même si c’est positif. Finir un film, c’est déjà énorme émotionnellement. Avec le reste, c’est carrément fou.” De longs silences et hésitations scandent son discours pourtant d’une clarté absolue, comme si elle voulait faire peser ses mots et donner le tempo, envelopper son auditoire. C’est aussi la sensation que donne Atlantique. Situé à Dakar (ville d’origine du père de Mati Diop), le film raconte comment des ouvriers que leur patron ne paye plus décident de partir pour l’Europe. Disparus en mer, ils reviennent hanter d’autres corps, la plupart féminins.
“J’ai compris que l’art contemporain ne deviendrait pas mon terrain de jeu parce que c’était un monde trop fermé, trop élitiste. Je ne comprenais pas à qui je m’adressais.”
La réalisatrice réussit un tour de force en racontant à la fois une histoire réaliste, politique, celle des colonisations et des relents esclavagistes qui n’en finissent pas, des migrations contemporaines souvent violentes, tout en faisant de son film un objet hypnotique, bercé par des rencontres amoureuses suspendues et des visions captivantes de l’océan. “Les dimensions politique, fantastique et sociale ne sont pas séparées. Depuis le départ, Atlantique est à la fois un projet de cinéma et un voyage intérieur personnel. L’océan comme personnage fait partie des premières visions que j’ai eues : montrer cette immense masse d’eau telle une force magnétique vivante qui aspire la jeunesse dans ses tréfonds et la recrache aussi. La dimension fantastique à travers les revenants est inhérente à la réalité que j’ai observée à Dakar, car le surnaturel, le sacré et l’invisible font partie de la culture sénégalaise. Ma sensibilité personnelle, assez romantique et gothique, a rencontré cette culture-là. J’accorde souvent une place importante aux éléments dans mes films.” La sensation d’un cinéma à la fois consolateur et arrimé aux luttes actuelles se déploie, comme si les zombies représentaient les mythes les plus appropriés pour raconter le monde. “Dans les périodes troublées, le fantastique est un genre utilisé pour toucher à une dimension politique. Nous traversons une période fracturée, donc comment s’étonner ? Cela me fait penser à cette citation d’Antonio Gramsci : ‘Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.’”
Si Atlantique s’est imposé comme une évidence, c’est aussi parce qu’il vient de loin, d’une vie balancée entre deux continents et deux cultures. Après la séparation de ses parents – son père est le musicien sénégalais Wasis Diop –, Mati Diop a traversé l’enfance dans une ambiance créative permanente. Elle rend un hommage particulier à sa mère, qui l’a élevée seule. “Avant de rencontrer mon père, elle avait déjà un rapport très fort à l’Afrique où elle avait fait des images en tant que photographe. Après ma naissance, elle s’est mise à travailler dans la pub à une période encore créative, les années 80. Cela m’a permis de me confronter à une profusion d’images et de personnalités. J’ai grandi avec des livres de photo. La peinture et la mode ont beaucoup circulé autour de moi. Plus j’évolue, plus je me rends compte que l’influence de ma mère a été considérable. Il y a une filiation d’indépendance entre nous.” Mati Diop raconte aussi à quel point son expérience de vie a parfois été radicale, avec des contrastes extrêmes vécus sans réelle transition. “Très tôt, j’ai circulé dans des milieux sociaux différents et connu une diversité sociale et culturelle. Mon grand-père côté africain était imam, alors que ma grand-mère côté maternel priait la vierge. Mon père est bouddhiste. Avant que certaines de mes cousines ne partent vivre aux États-Unis, ma famille sénégalaise de Dakar venait d’un milieu assez modeste, alors que ma mère, qui gagnait très bien sa vie, m’emmenait toujours en voyage avec elle, car c’était sa passion. Je passais des vacances à Martha’s Vineyard et je pouvais me retrouver ensuite en Afrique, à côtoyer des milieux défavorisés.”
Dans cette jungle d’influences et de points de vue, recentrer son désir n’a pas été simple pour Mati Diop, d’autant que, dans sa famille, la créativité s’apparentait d’abord à “une affaire d’autodidactes”, ce qui a favorisé son inadaptation aux structures classiques. “J’avais très envie de faire Sciences Po après le bac, mais en même temps j’ai développé une quasi-phobie des classes et du dispositif élève-professeur. Je ne me voyais pas passer quatre ans de plus à faire des études. Je voulais expérimenter et m’exprimer.” Pour cela, la post-adolescente enchaîne les boulots (assistante photographe, serveuse), commence à travailler au théâtre, en création sonore et vidéo, tourne un court-métrage avant d’intégrer une résidence du Palais de Tokyo puis le Studio national des arts contemporains du Fresnoy. À cette époque, l’influence des stars du milieu de l’art comme Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Pierre Huyghe ou Ange Leccia (“Le premier à avoir vu mon travail et qui a voulu me faire confiance”) se fait sentir. Mais à 25 ans, Mati Diop se rend compte de son décalage. “J’ai compris que l’art contemporain ne deviendrait pas mon terrain de jeu parce que c’était un monde trop fermé, trop élitiste. Je ne comprenais pas à qui je m’adressais. Dans les vernissages, je ne saisissais pas les enjeux. J’ai commencé à comprendre que la dimension populaire du cinéma était importante pour moi, et du coup sa dimension politique. De quoi on parle ? À qui on s’adresse ? Pour qui on le fait ?…”
Pour réellement effectuer sa traversée, Mati Diop a eu besoin d’un regard qui la révèle. Celui d’une grande cinéaste, Claire Denis, qui l’engage pour jouer dans 35 Rhums (2008) et provoque une double révélation. “Cette expérience m’a initiée au travail d’actrice et j’ai aimé ça, au point de vouloir continuer aujourd’hui. J’en suis sortie en sachant aussi que je voulais faire de la mise en scène. L’autre aspect est très intime. Le fait de jouer Joséphine, la fille d’un homme noir, m’a éveillée à une part de moi-même écrasée par ma culture blanche et le milieu artistique parisien dans lequel j’évoluais. Tout en ayant conscience de l’héritage colonial et de sa complexité, j’étais moi-même un peu aliénée. J’avais un lien avec mes origines africaines auxquelles j’avais eu la chance d’être introduite enfant, mais en même temps, au moment du film avec Claire Denis, je ne me pensais et ne me voyais plus comme à moitié noire, mais quasiment comme blanche. Je me raidissais les cheveux. Je ne m’en rendais même pas compte, j’avais même un discours critique envers les femmes noires qui faisaient cela ou se blanchissaient la peau. Je m’inventais que ce n’était pas pratique pour moi d’avoir les cheveux bouclés… C’est fou à dire, mais quelque part, m’être vue à côté d’Alex Descas dans 35 Rhums,c’est comme si cela m’avait mise devant le fait que je suis noire.”
Il s’agit, pour Mati Diop, d’explorer les frontières intimes et collectives et d’envisager sa responsabilité en tant que première femme noire sélectionnée après 72 éditions du Festival de Cannes.
Au même moment, les dix ans de la mort de son oncle, le cinéaste sénégalais majeur Djibril Diop Mambéty, sont arrivés, provoquant “un basculement introspectif” puissant. “Quand il est décédé, j’avais 14 ans. Je traînais à Châtelet-Les Halles, je menais ma vie d’adolescente ordinaire, nous n’avions pas parlé de cinéma dans nos conversations. Mais dix ans plus tard, j’ai eu une prise de conscience.” Mati Diop se lance alors dans un projet osé : réaliser un film documentaire sur les traces de l’un des chefs-d’œuvre de son oncle, Touki Bouki (1973). Cela donne d’abord le court-métrage Atlantiques (2009) et ensuite Mille Soleils (2013), un moyen-métrage élégiaque qui inscrit la jeune réalisatrice sur la carte des talents prometteurs. “J’ai ressenti le besoin de retourner à Dakar et d’utiliser le cinéma comme un outil de réappropriation de mes origines noires. Je voulais remonter le fil de ma propre histoire, que je connaissais très mal finalement.”
Atlantique est aujourd’hui la poursuite de cette quête – la quête d’une vie – avec d’autres moyens et ambitions, une autre maturité aussi. Il s’agit, pour Mati Diop, d’explorer les frontières intimes et collectives et d’envisager sa responsabilité en tant que première femme noire sélectionnée après 72 éditions du Festival de Cannes. Au moment de l’annonce de la liste des films choisis par Thierry Frémaux, l’intéressée a pu imaginer que sa place était en partie due à sa couleur de peau. Ces doutes sont maintenant dissipés, tant le film parle de lui-même. Mais la réalisatrice a dû se faire violence pour incarner une forme de symbole. “Mon choix de tourner ce premier long-métrage à Dakar en langue wolof a été politique, comme une rupture. Au départ, pour mon premier film, je devais adapter un roman norvégien qui se passe dans les Alpes. J’étais sur le point d’entrer en développement et je me suis rendu compte que je n’avais pas le droit, que le monde n’avait pas besoin d’un énième film sur deux adolescentes blondes dans la neige. J’avais quelque chose de beaucoup plus singulier et politique à incarner. J’ai requestionné ce que je veux vraiment défendre et apporter au cinéma, ce que moi, Mati Diop, je peux raconter et que personne d’autre ne racontera à ma place. J’aimerais parfois me dire que je vais tourner une comédie romantique à Paris, sur le quotidien que je partage avec mes copines qui est aussi ma vie. Mais je me sens en mission, bien qu’il y ait un côté un peu lourd dans ce terme. J’ai toujours grandi avec la conscience d’une sous-représentation des Noirs au cinéma. Cela ne m’a jamais échappé mais au contraire perturbée et troublée.” Chasser ce trouble par de beaux films vivifiants : il ne fait aucun doute que Mati Diop a trouvé sa voie.
Atlantique de Mati Diop. Sortie le 2 octobre.