Cannes 2024 : quel est le palmarès, la Palme d’or et notre bilan du festival ?
Avec un palmarès très fort, récompensant les films Anora (Palme d’or) de Sean Baker et Emilia Perez de Jacques Audiard, le jury présidé par Greta Gerwig a défendu une idée ambitieuse du cinéma. Retour sur un Festival de Cannes 2024 riche en émotions, marqué par de splendides personnages féminins.
par Olivier Joyard.
Le film Anora de Sean Baker, Palme d’or surprise du Festival de Cannes 2024
« Nous devons lutter pour le cinéma. » Les mots de Sean Baker sur la scène du Grand Théâtre Lumière, quelques instants après avoir raflé une Palme d’or surprise au Festival de Cannes 2024 pour son magnifique Anora, ont résonné comme la conclusion parfaite à une édition 2024 foisonnante, mais aussi inquiète, troublée par les guerres, les injustices, et le danger d’extinction qui semble parfois guetter le cinéma en tant qu’art.
Quelques minutes plus tôt, en recevant le Prix Spécial du Jury créé spécialement pour Les Graines du Figuier Sauvage, tourné clandestinement en Iran, Mohammad Rasoulof avait rendu hommage à une partie de son équipe retenue dans son pays, ainsi qu’à son peuple « pris en otage » par la République Islamique. Le réalisateur de 52 ans, dont le régime de Téhéran a confisqué le passeport depuis 2017, est parti illégalement le mois dernier pour éviter la prison.
Son prix récompense une œuvre donnant des nouvelles d’une situation encore en train de se jouer – le mouvement « Femme, vie, liberté » – à la manière d’un film d’intervention politique, tout en frayant dans les eaux du thriller familial. Mohammad Rasoulof a incarné, comme Sean Baker, le désir cannois de dépasser les clichés glamour, permettant de faire entrer de la politique et du vivant dans un palmarès que Greta Gerwig et ses jurés ont voulu représentatif d’une idée du cinéma la plus large possible, mais aussi la plus exigeante.
Avec, pour preuve, le Grand Prix attribué à la sensation indienne Payal Kapadia, 38 ans, qui explore les vies de trois femmes à Bombay dans All We Imagine As Light. Au terme d’une édition en manque de très grands films mais au Palmarès assez impeccable, retour sur les tendances les plus marquantes.
La jeune fille, sujet politique, de Maria Schneider à Judith Godrèche
Ce Festival de Cannes 2024 n’a pas été paritaire, avec seulement quatre réalisatrices en lice pour la Palme d’or, contre dix-huit réalisateurs. Mais il a été « godréchien ». Des thématiques se sont glissées dans les films, en résonance avec les prises de position de Judith Godrèche. L’actrice dénonce depuis des mois le traitement des jeunes filles dans le milieu du cinéma et sur les plateaux, à partir de son expérience personnelle avec Benoit Jacquot et Jacques Doillon durant les années 1990. Plusieurs films ont problématisé cette figure qui nourrit les auteurs depuis toujours.
Dans Maria (Cannes Première), Jessica Palud met en scène le viol subi par Maria Schneider durant le tournage du Dernier Tango à Paris, en écho aux affaires de violences sexuelles qui se multiplient. Plus souvent, les films ont choisi d’incarner leur idée de la jeune fille, pour en saisir les mutations et les beautés.
On pense d’abord à Bird (en compétition), l’un de nos films préférés, où une préadolescente anglaise de douze ans découvre à la fois les transformations de son corps et le goût de la liberté. La tendre caméra d’Andrea Arnold crée des espaces de sécurité pour son personnage, avant de lentement la regarder évoluer dans le monde. C’est aussi la Palme d’or qui s’est emparée de ce sujet plus universel qu’il parait.
Durant les 2h20 du splendide Anora, la réalisateur indépendant américain Sean Baker (The Florida Project, Red Rocket) fait d’une travailleuse du sexe de 25 ans son héroïne flamboyante. Dans un club de Brooklyn, Ani se déshabille et plus si affinités pécuniaires. Quand elle rencontre un jeune héritier russe richissime qui veut se marier, la bimbo met tout en œuvre pour obtenir ce qu’elle désire.
Avec son actrice, la géniale Mikey Madison, l’américain Sean Baker affiche avec drôlerie et punch les faiblesses des hommes, cherchant une issue quand la violence et la possession s’exercent sur les corps des jeunes filles. Anora montre d’abord son héroïne comme un pur produit du regard masculin, avant de glisser vers une toute autre idée de la puissance : son corps, finalement, lui appartient pleinement. La scène finale, l’une des plus belles vue depuis longtemps au cinéma, justifie à elle-seule la récompense suprême.
Avec un sujet voisin, Diamant Brut (Compétition) de la française Agathe Riedinger suit à la trace une post-adolescente du sud de la France qui rêve de téléréalité. Ce premier long-métrage a intéressé par ce qu’il raconte des diktats exercés sur les corps, y compris les plus jeunes. Dans une scène clef, son héroïne rend visite à un chirurgien esthétique qui liste les prothèses disponibles pour obtenir des fesses plus rebondies. « Je veux le meilleur », dit-elle.
The Substance et Emilia Perez dans le palmarès du Festival de Cannes 2024
Le meilleur, Elisabeth Sparkle, présentatrice d’une émission d’aérobic sur le retour dans The Substance (en compétition) de Coralie Fargeat, pense l’avoir trouvé avec un sérum qui lui propose de devenir une version améliorée d’elle-même – c’est-à-dire : plus jeune. Elle espère retrouver le poste dont elle a été virée, mais vient en réalité de signer un pacte faustien dont son double « amélioré », interprété par l’excellente Margaret Qualley, entend profiter à fond.
Farce macabre sur la maltraitance des actrices qui vieillissent à Hollywood, menée par une Demi Moore de gala, le film, récompensé d’un étrange prix du scénario, exalte ses comédiennes avec une rage insensée, loin de l’élan positif provoqué par la comédie musicale de Jacques Audiard, Emilia Perez, dont le point de départ est la transition de genre d’un baron de la drogue mexicain.
Devenue femme, Emilia Perez commence à faire le bien autour d’elle. On ne saurait être plus clair. Le jury, sensible à la démarche, a offert un prix d’interprétation mérité aux trois actrices ébouriffantes du film : Karla Sofia Gascon, Zoe Saldana et Selena Gomez. La première devient une pionnière, aucune femme trans n’ayant jamais reçue de prix sur la Croisette auparavant. Greta Gerwig a ajouté pour le film un Prix du Jury, la troisième récompense dans la hiérarchie, que Jacques Audiard est venu recevoir dans la joie.
David Cronenberg, Francis Ford Coppola… Le cinéma, un art en danger ?
Si le cinéma d’auteur met en scène les femmes dans des situations de puissance et d’indépendance, il se pourrait que l’une des causes majeures qu’il défende soit désormais lui-même. Ainsi que le rappelait Sean Baker sur scène, il ressemble parfois à une forteresse subissant les assauts des grands groupes de streaming obsédés par le « contenu » et non par l’art, et par une culture globale qui n’en fait plus le centre de son désir.
Financé sur fonds propres à hauteur de près de 150 millions de dollars, Megalopolis de Francis Ford Coppola propose une fable humaniste en même temps qu’une défense des moyens narratifs et visuels du cinéma, mêlant parfois maladroitement un discours contre le populisme avec l’idée que les grands films peuvent contribuer à sauver le monde de la catastrophe. A 85 ans, le touchant réalisateur du Parrain était accompagné en compétition par David Cronenberg, 81 ans, qui dresse avec Les Linceuls son bel autoportrait en vieil homme endeuillé, avec Diane Kruger. Tous deux sont repartis bredouilles.
De là à dire que le cinéma apparait comme un art du passé, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi deux cinéastes français de premier plan, de façon aussi intelligente que problématique. Avec C’est pas moi (Cannes Première), Leos Carax revient en quarante minutes sur son propre cinéma – notamment Mauvais Sang et Les Amants du Pont Neuf – avec un journal de bord sous influence des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.
Le sexagénaire exprime son amour pour cet art qui pouvait incarner, à son sommet, « l’œil de Dieu », comme il le dit en voix-off. Pour illustrer son propos, Carax prend l’exemple du chef d’œuvre L’Aurore de Friedrich Wilhelm Murnau, film muet de 1927. Au même moment, Arnaud Desplechin évoque entre fiction et documentaire son rapport au septième art avec Spectateurs ! (Cannes Première). L’auteur de Comment je me suis disputé interroge des cinéphiles sur leur pratique, tout en révélant ses films préférés, avec une sélection d’un bel éclectisme puisqu’il est question à la fois de Pretty Woman et Shoah.
Carax comme Desplechin se cassent pourtant les dents sur la question du contemporain, défendant chacun à leur manière le cinéma comme un art qu’il faudrait protéger des images impies, notamment venues des téléphones portables. Avec ses vidéos tremblantes d’émeutes, Les Graines du Figuier Sauvage a pourtant rappelé leur portée potentiellement politique, et affirmé en creux le caractère hybride de la plupart des grandes œuvres de cinéma. C’est ce qu’ont fait chacun dans des territoires très différents le chinois Jia Zhang-ke et le français Christophe Honoré.
Le premier monte dans le magnifique Caught By The Tides (en compétition) des rushes non utilisés de ses précédents films, pour explorer à la fois l’histoire de son cinéma et celle de la Chine, en profonde mutation depuis deux décennies. Le second utilise la farce (un beau matin, Chiara Mastroianni se met en tête de se faire appeler Marcello, devant son propre père) pour clamer son amour des genres fluides dans Marcello mio (en compétition).
La douceur, meilleur remède à la douleur
Quand le cinéma défend son territoire, il a tendance à le faire en donnant tout ce qu’il a, en étalant ses moyens comme à la parade. Cette édition cannoise l’a confirmé de façon parfois grandiloquente. Jacques Audiard, George Miller avec l’excellent Furiosa : une saga Mad Max (hors compétition), Francis Ford Coppola, Kirill Serebrennikov (Limonov, en compétition), le passionnant Miguel Gomes (Grand Tour en compétition, récompensé par le Prix de la mise en scène), Coralie Fargeat ou encore Gilles Lellouche avec son film de gangster et d’amour souvent embarrassant L’Amour ouf (en compétition), ont incarné une veine maximaliste, où les effets de mise en scène flamboyants pouvaient créer de beaux vertiges, mais aussi un léger sentiment de trop plein, pour rester polis.
Beaucoup de nos films préférés ont incarné l’exact contraire. On pense à la douceur infinie de Sean Baker comme remède à la violence du monde, à celle d’Andrea Arnold, à celle des frères Larrieu dans leur impeccable mélodrame Le Roman de Jim (Cannes Première) qui couvre vingt-cinq ans de l’existence d’un père mis sur la touche. On pense, enfin, à deux beautés absolues.
Miséricorde (Cannes Première) d’Alain Guiraudie remixe le thème principal de son cinéma – l’idée qu’un art nait du désir, et que ce désir structure aussi nos vies – dans un esprit de polar facétieux. Un homme retourne sur les traces de son passé et provoque une sorte d’épidémie érotique autour de lui. Chez Guiraudie, tout le monde a droit à sa part, à n’importe âge, de n’importe quel genre et de toutes les apparences, membre d’un joyeux bordel où rien ne compte plus que de trouver chaussure à son pied. Le réalisateur français, auteur du superbe L’inconnu du Lac en 2013, ne filme jamais dans une position de surplomb.
Au contraire, il donne à ses personnages toutes leurs chances et laisse le cinéma créer de façon presque naturelle un monde parfois coupant mais surtout plus doux. Ce monde plus doux est peut-être le même que les trois héroïnes de All We Imagine As Light de lndienne Payal Kapadia veulent essayer de connaitre, alors qu’elles semblaient prisonnières de leur condition (femmes, pauvres) dans une ville, Mumbai, où personne ne fait vraiment attention à elles. Sauf qu’elles ont trouvé une jeune femme de 38 ans pour les regarder, les envelopper d’un regard qui fait d’elles des êtres capables de rêver et même, dans un élan sublime, de convoquer les absents. Une définition généreuse du cinéma, récompensée par le jury de Greta Gerwig d’un Grand Prix. On jurerait que les trois femmes de All We Imagine As Light et celle d’Anora ont beaucoup à se dire.
Le palmarès de la 77ᵉ édition du Festival de Cannes
Prix du jury : Emilia Perez de Jacques Audiard
Grand Prix : All We Imagine as Light de Payal Kapadia
Palme d’or d’honneur : George Lucas
Palme d’or : Anora de Sean Baker
Prix du meilleur scénario : The Substance de Coralie Fargeat
Prix d’interprétation féminine : Selena Gomez, Karla Sofia Gascon, Zoe Saldaña et Adriana Paz dans Emilia Perez de Jacques Audiard
Prix d’interprétation masculine : Jesse Plemons dans Kinds of Kindness de Yorgos Lanthimos
Prix spécial du jury : Mohammad Rasoulof (Les Graines du figuier sauvage)
Prix de la mise en scène : Grand Tour de Miguel Gomes
Caméra d’or : Armand d’Halfdan Ullmann Tondel
Mention spéciale : Mongrel de Chiang Wei-liang et You Qiao Yin
Palme d’or du court métrage : The Man Who Could Not Remain Silent de Nebojsa Slijepcevic
Mention spéciale : Bad For A Moment de Daniel Soares