14 oct 2019

Hommage à John Giorno, poète sublime et artiste engagé

Le poète américain héritier de la Beat Generation s’est éteint ce vendredi à l’âge de 82 ans. Au milieu des années 60, John Giorno révolutionne la poésie en lui adaptant l’esthétique du pop art. Aujourd’hui encore, ses performances audacieuses et son écriture radicale influencent toujours les musiciens rock et hip-hop. Numéro art lui rend hommage en republiant son portrait et son interview aux côté de l'artiste Ugo Rondinone.

 

 

Par Gonzague Dupleix.

Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.

Jeune New-Yorkais, John Giorno n’est rien d’autre qu’un agent de change qui écume les beuveries mondaines avec une clique d’individus aux noms encore insignifiants : Andy Warhol, Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Merce Cunningham… Nous ne sommes qu’en 1961. Patience, ça ne va pas tarder. Ses amis sont ses amants. Durant les quatre années qui suivent, John apprend vite à se droguer – beaucoup –, plonge immodérément dans le sexe libre, est le héros du film Sleep de Warhol. Sinon, il observe les inventeurs du pop art à l’œuvre, puise dans leur technique de quoi construire son langage. Lui qui a trouvé sa vocation dans les lignes de Howl, pierre angulaire de la poésie moderne signée Allen Ginsberg en 1956, veut dépoussiérer la discipline. “Ce poème a transformé le monde le soir où je l’ai luJ’adorais des auteurs gay comme Genet et Gide, mais ces types avaient cent ans de retard ! Or là, pour la première fois de ma vie, une personne parlait directement à mon esprit.

 

John est un pur produit des sixties. Son pays florissant lui a offert un bon niveau d’instruction, la classe moyenne dont il est issu a accédé à une forme d’abondance qui lui donne des ailes. Pour chaque enfant américain, tout devient possible. John réalise qu’il veut et peut devenir poète. Les années 60 commencent le jour où cette jeunesse s’intéresse aux drogues. Pour Giorno, c’est une révélation, il découvre “la véritable nature de son esprit”. En 1965, il rencontre les bêtes de la Beat Generation, William Burroughs (trente ans d’une amitié indéfectible) et Brion Gysin, et prend enfin le risque de se lancer pour de bon. La lecture de poèmes romantiques devant vingt clampins, c’est terminé, il faut faire connaître la poésie actuelle au plus grand nombre : “N’importe quel support de la vie quotidienne est un moyen d’expression.” Tout est bon pour sortir la poésie du caveau.

Sans tabou. Radical dans son écriture comme dans sa vie sans limites, John court après la sagesse. “Je voudrais/offrir ce que j’ai/de mieux/à tous les êtres/ sensibles,/et avant/de mourir,/je voudrais/désintoxiquer/mon esprit/et dompter/l’illusion,/mais l’époque que/nous vivons/n’est pas propice/à cela // Ce soir, je veux que/tu nous donnes de la drogue et un peu d’alcool, quand une chose/est bonne/les gens/l’aiment/quand une chose est bonne/les gens l’aiment/quand une chose est bonne les gens l’aiment”, clame-t-il. Ses performances expérimentales transpirent, sonnent comme des prêches libertaires, des prises de conscience collectives. On croirait entendre un a cappella des Beastie Boys revu par Devo. Son écriture est très rythmée, sans fard, répétitive, (extra) lucide, sans tabou aucun. Tout ce qui lui traverse l’esprit se trouve dans sa poésie. Tout. Un soir, une fois de plus défoncé, il décroche son téléphone et entend une voix vomissant un tas de ragots. Ce torrent d’inepties, si on l’écoute différemment, sonne comme un “poème très profond”. John tient là le point de départ de son œuvre : il replace dans un contexte poétique les mécanismes du pop art, comme le collage et la célébration du “réel”. Puis il fonde le Giorno Poetry Systems, touchant du doigt le concept qu’il développera dès 1968 avec son retentissant Dial-A-Poem : composez un numéro de téléphone, suivez l’audioguide, puis écoutez des lectures de Giorno, Burroughs, Cage, Carroll, Gysin, Sanders et d’autres. Durant les années 70, il poursuit les enregistrements de compilations, avec des lectures de Burroughs surtout, et fait le tour du monde. A l’époque punk, il s’entoure d’une nouvelle génération d’artistes new-yorkais, Patti Smith et Laurie Anderson en tête. Son esthétique colle parfaitement.

 

Puis arrivent sans prévenir les années sida. Il s’engage activement dans l’aide concrète aux victimes via son AIDS Treatment Project. “En 1984, tout ce que j’avais accompli dans ma vie, cette liberté sexuelle, tout était foutu !” Aujourd’hui rescapé d’un “âge d’or de la promiscuité”, assagi, proli- fique, John a 72 ans. Ses prestations publiques sont toujours des événements – comme cette soirée mémorable à la Fondation Cartier dans le cadre des Soirées nomades chapeautées par Patti Smith. L’homme qui a tout fait jusqu’au bout reste mystique : “Je suis un véhicule vide. Ce ne sont pas les mots stupides qui font que votre poème tient la route. L’important est la réaction du public, quand la réflexion de vos mots touche son esprit. Au final, je ne suis rien d’autre qu’un simple miroir dans lequel les gens peuvent apercevoir une par- tie de leur esprit.” Miroir, mon beau miroir…

Fin 2015, au Palais de Tokyo, l’exposition I Love John Giorno rendaiy hommage à l’œuvre radicale du poète américain. Ugo Rondinone réalisait pour l’occasion l’une des plus belles déclarations d’amour. Celle d’un grand artiste à une légende vivante du XX siècle, qui a participé à l’affirmation de la culture et de l’art américains. Numéro avait rencontré ces deux inséparables amoureux :

 

Numéro : Par quel hasard un artiste né en 1964, en Suisse, a-t-il rencontré un mythe new-yorkais né en 1936?


John Giorno : En 1997, Ugo m’a contacté pour me demander de participer à l’une de ses expositions, après avoir assisté à l’une de mes performances. Son idée d’installation était assez étonnante : des enceintes disposées sur des arbres, qui émettraient non pas de la musique mais de la poésie. Ugo souhaitait qu’il s’agisse de mes textes. Nous en avons discuté. Nous avons surtout bu plus que de raison. Nous nous sommes drogués, évidemment. Et nous sommes devenus amants. C’est aussi simple que cela. Et cela dure depuis dix-huit ans…

 

Comment avez-vous rencontré les artistes de la Beat genera- tion, du pop art et de l’expressionnisme abstrait?


John Giorno : Je suis né et j’ai étudié à New York. Je traînais dans les bars. Un soir, ma petite amie a bousculé un groupe en voulant commander… Il s’agissait de Jackson Pollock et de Willem De Kooning, si je me souviens bien. Tout ce petit monde se connaissait. En décembre 1963, un ami a organisé mon anniversaire et toute cette troupe a débarqué. Ils étaient dix-huit, dont les plus éminents représentants du pop art comme Jasper Johns, mais aussi John Cage, etc.

 

Ugo Rondinone : La poésie de John a été très marquée par ce petit cercle… Rauschenberg et bien sûr Andy Warhol avec lequel il a eu une relation à partir de 1962. Le pop art a été une influence majeure, comme je le montre dans l’exposition, notamment avec la vidéo culte Sleep d’Andy Warhol, où John est filmé en train de dormir.

 

John Giorno : Je voyais bien que le travail d’Andy était révolutionnaire. Il s’emparait d’images pop dans les magazines et dans les publicités pour en faire des œuvres d’art. J’ai voulu faire de même avec la poésie. J’ai travaillé sur ces “found words”, ces mots trouvés que j’assemblais pour en faire des textes. J’avais envie de rendre la poésie populaire, de la sortir du carcan des livres.