L’exposition “Other Spaces” nous plonge dans la 4e dimension
À une époque où les individus, objets de stimulations perpétuelles, expriment de plus en plus le besoin de s’évader dans un ailleurs, le collectif d’artistes londonien United Visual Artists (UVA) a imaginé un lieu alternatif, qui prend forme au sein de l’exposition intitulée – précisément – Other Spaces. Jusqu’au 8 décembre, cette odyssée immersive et multisensorielle mobilisant aussi bien le toucher que la vue et l’ouïe occupe tout un étage du 180 The Strand, un bâtiment brutaliste polyvalent situé en plein cœur de Londres. Une exposition qui a vu le jour grâce au concours de The Store x The Vinyl Factory et de la Fondation Cartier.
Par Matthieu Jacquet.
Dès l’entrée, le visiteur – plongé dans le noir – cherche à tâtons son chemin dans un couloir, essayant de trouver ses nouveaux repères, lorsqu’il est attiré, tel Ulysse guidé par le chant des sirènes, par le son d’un étrange concert. Il s’agit en fait du ballet obsédant de cinq pendules, à la fois sonore et lumineux, qui se balancent avec gravité dans la pénombre. Hypnotisante, leur chorégraphie évoque tantôt le tintement lourd et solennel des clochers d’église, tantôt l’apparition extraordinaire et menaçante d’un ovni au clair de lune, dans le ciel brumeux de la nuit. Contempler plus attentivement ces pendules révèle que chacun d’eux répond à une orchestration très précise, où son mouvement, sa lumière et sa musique – composée par la Britannique Mira Calix – ne font qu’un. La suite de cette fantasmagorie nocturne emmène le voyageur dans un espace segmenté et réorganisé par des rayons lasers bleutés, mouvants, qui suivent le principe mathématique de la perspective. Avec l’œuvre Vanishing Point, le visiteur semble alors scanné aux rayons X par ce faisceau imprévisible dont la source apparaît loin vers l’horizon. L’ambition de cette installation est claire : donner corps à l’immatériel en bousculant les deux données fondamentales de notre existence, l’espace et le temps.
“Par opposition à l’utopie qui est complètement fictionnelle, l’hétérotopie m’évoque un endroit qui serait en même temps réel et fictionnel, à la manière d’un miroir, et cela me plaît.”
Ce projet, c’est celui que poursuit le collectif UVA, fondé et piloté par Matt Clark depuis 2003. À travers leurs installations audiovisuelles et performatives, ces artistes immergent le spectateur dans un terrain flottant et évolutif, à la frontière du réel et du virtuel. Cette particularité leur a valu de collaborer aussi bien avec le chorégraphe Benjamin Millepied qu’avec le groupe de musique Massive Attack, dont UVA illustre les tournées depuis 2003. Toutefois, l’exposition Other Spaces est d’une ampleur sans précédent pour eux. C’est au concept d’“hétérotopie”, théorisé par Michel Foucault, que Matt Clark dit explicitement emprunter son titre : “Par opposition à l’utopie qui est complètement fictionnelle, l’hétérotopie m’évoque un endroit qui serait en même temps réel et fictionnel, à la manière d’un miroir, et cela me plaît. Un espace à l’intérieur même de l’espace.”
Clou de ce spectacle en trois actes : l’œuvre The Great Animal Orchestra. Le visiteur y est transporté au cœur de sept écosystèmes du monde entier, où il entend des chants d’oiseaux, de baleines ou encore de loups, illustrés sur écrans par des spectrogrammes colorés. Avec ce spectacle d’une heure et demie, à la visée aussi esthétique qu’informative, UVA met en espace un travail colossal réalisé sur une quarantaine d’années par l’Américain Bernie Krause. Plutôt que des films, ce sont des “paysages sonores” que ce spécialiste de la bioacoustique a choisi d’enregistrer, désireux de rendre compte d’une biodiversité invisible à l’œil nu. Ses cinq mille heures d’archives dressent un constat tragique : la moitié des espèces ainsi que six des sept écosystèmes capturés ont désormais disparu. Si cette œuvre finale pourrait pousser au pessimisme, son effet sur le public dit le contraire : qu’elle soit présentée à Shanghai, Paris ou Londres, elle captive universellement les visiteurs, du plus jeune au plus âgé, qui se laissent volontiers happer par ses profondeurs oniriques.
Si cette œuvre finale pourrait pousser au pessimisme, son effet sur le public dit le contraire : elle captive universellement les visiteurs qui se laissent volontiers happer par ses profondeurs oniriques.
Face à ses installations, Matt Clark souhaitait que l’on oublie la technologie pour se laisser emporter par la magie… Au 180 The Strand, le pari de l’exposition Other Spaces est réussi : sans nul doute, l’enchantement opère.
United Visual Artists : Other Spaces, 180 The Strand, jusqu’au 8 décembre 2019 à Londres.