Notre monde digital est-il encore humain ? Réponse avec l’artiste Cécile B. Evans
Inspirée par les réflexions poétiques et éthiques d’Alessandro Michele, directeur de la création de Gucci, l’exposition “No Space, Just A Place – Eterotopia” invite les artistes à imaginer un autre futur. Cécile B. Evans y explore ce que signifie être “humain” dans une exceptionnelle installation vidéo.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Interview by Thibaut Wychowanok.
Numéro : En quoi consiste votre installation vidéo What the Heart Wants, exposée à Séoul ?
Cécile B. Evans : L’action se situe après la chute du World Wide Web, dans un monde au sein duquel un système omniprésent baptisé HYPER a totalement remplacé l’infrastructure Internet défaillante, en atteignant un but suprême : devenir une personne. On y croise quelques-uns des habitants de ce monde dominé par HYPER, au moment où ils essaient de mesurer ce que cela signifie d’être “humains”, et où les paramètres employés par cette intelligence pour définir l’humanité commencent à se déliter. La vidéo dure une quarantaine de minutes et elle est projetée dans un environnement spécialement conçu à cet effet, permettant aux visiteurs d’appréhender la multiplicité des voix, des scénarios et des questions qui se superposent tout au long du film.
Que peut signifier être “humain” aujourd’hui ?
Toute idée de l’humain qui découlerait d’une vision ou d’une subjectivité unique se heurterait inévitablement à la multiplicité des réalités vécues un peu partout sur notre planète. Une approche de l’humanité fondée sur un essentialisme – quelle qu’en soit la forme – peut aussi être d’une extrême violence. Quant à la relation entre l’humain et la machine, elle est désordonnée et complexe, mais elle comporte au moins un invariant : ce à quoi il est le plus facile de s’identifier, pour un humain, dans une machine, c’est sa capacité à la défaillance.
“Ce à quoi il est le plus facile de s’identifier, pour un humain, dans une machine, c’est sa capacité à la défaillance.”
What the Heart Wants comporte de nombreuses images marquantes comme ces oreilles sectionnées en lévitation, ou le personnage d’HYPER. Que représentent-ils ?
Le personnage d’HYPER, par exemple, est fondé sur mes recherches portant sur les phénomènes de personnalité d’entreprise, l’hégémonie des géants technologiques privés qui veulent offrir des services publics au travers de réseaux sociaux eux-mêmes mis en réseau, l’émergence d’un lexique de ce que signifie “être humain” dans le monde de l’entreprise. À l’heure actuelle – et de tout temps – l’essentiel est de mettre en doute ceux qui promettent de bâtir des mondes nouveaux à notre intention. Il est temps de se demander pourquoi on ne nous confie pas cette tâche, pourquoi on ne nous encourage pas à le faire par et pour nous-mêmes.
Plus que des images fortes, What the Heart Wants offre une immersion sonore et spatiale dans l’univers de la vidéo.
La superposition, dans la vidéo, d’une multitude de médiums (effets spéciaux numériques, prises de vue réelles, intelligence artificielle ou HTML, pour n’en citer que quelques-uns) était importante pour moi, mais la mise en espace l’était également, comme une strate supplémentaire destinée à produire tout l’effet d’une installation. Le visiteur pénètre dans un espace quasiment privé de lumière, où on lui donne le temps de s’avancer le long d’un podium avant de choisir où s’asseoir. Tout autour de lui, une surface réfléchissante sombre emplit la pièce – comme une étendue d’eau, ou une étendue d’eau de synthèse. Le son est diffusé à travers des écouteurs, mais il se répercute aussi dans l’espace, pour une sorte d’effet de “double enveloppement” acoustique. Je voulais que les visiteurs aient cette possibilité de percevoir physiquement, dans leurs corps, les changements ou les sensations, qu’ils soient à même de faire le lien entre le récit dans lequel on leur demande de s’embarquer et l’espace – de façon diverse, complexe et “solide”.
“Ce qui m’est resté de ma formation d’actrice, c’est un investissement dans les émotions.”
Votre formation de comédienne à la New York University a-t-elle influencé votre approche artistique ?
Ce qui m’est resté de ma formation d’actrice, c’est un investissement dans les émotions, et en particulier la valeur de l’émotion comme quelque chose de fluctuant et d’indomptable, comme tout ce qui se rattache à notre existence. Je trouve très curieux que la plupart des systèmes construits pour gouverner l’humanité se déploient à partir de valeurs figées et de représentations immuables de la réussite. Les émotions sont une partie incroyable et totalement physique de notre monde, elles nous rappellent le potentiel
de mutabilité et de changement. Elles renvoient à la multiplicité des réalités qui peuvent s’épanouir simultanément dans un contexte donné. Je crois que c’est de cette hétérotopie-là que je parle dans l’exposition.
Quand avez-vous pris conscience de votre désir de devenir artiste ?
J’ai pratiqué beaucoup de métiers différents, mais celui que j’ai exercé le plus longtemps, c’est celui d’actrice. C’est aussi dans ce domaine que j’ai le plus échoué. Au-delà de ces échecs (qui m’ont accablée à l’époque, mais qui, en définitive, m’ont rendu service), je trouvais très limitatif le fait de centrer uniquement sur moi le point de départ de chaque exploration d’idées ou de thématiques. Devenir artiste plasticienne, cela voulait dire avoir à ma disposition une infinité de supports sur lesquels travailler – y compris de façon croisée – et à partir desquels je pouvais construire quelque chose. C’était l’opportunité de me servir de ce que je voulais créer pour m’impliquer dans le monde qui m’entourait, pour lui appartenir, plutôt que d’essayer de livrer ce que l’on attendait de moi, ou de réussir dans une carrière ou une profession que l’on m’aurait imposée. À l’âge de 26 ou 27 ans, après avoir quitté la Floride, New York, puis Paris, où j’étais actrice, je me suis installée à Berlin. Je lisais, je m’introduisais en douce dans des expositions, j’essayais de rencontrer des artistes pour mieux comprendre ce qu’ils faisaient, ce qui les faisait vibrer. L’un d’eux m’a même autorisée à emménager dans son espace de vie et de travail pour m’occuper de son chat. À peu près à la même époque, j’ai trouvé un boulot de programmatrice de vidéos d’artiste pour une plateforme curatoriale. Je me rappelle mon niveau de stress au moment d’appeler le réalisateur Harun Farocki, qui a gentiment accepté de me faire visiter son studio, moi qui n’étais absolument personne – une parfaite néophyte ! J’en suis repartie avec un disque dur externe contenant tous ses films. Ce n’était pas mon premier contact avec le travail d’un artiste, mais ça a été l’un des plus déterminants. À partir de cette rencontre, j’ai remis à plat toute la mythologie trompeuse qui entoure les artistes : j’ai compris que complexité et accessibilité étaient des objectifs totalement compatibles, et incroyablement puissants lorsqu’ils étaient poursuivis de front.
Numéro : How would you describe the video to someone who never saw it ?
Cécile B. Evans : It’s a video installation that takes place after the fall of the World Wide Web, in which an omnipresent system named HYPER has replaced all aspects of failed infrastructure and achieved the ultimate goal of personhood. We meet some of the inhabitants of HYPER’s world as they all negotiate what it means to be human and the parameters of how she defines humanity begins to fall apart. It’s around 40 minutes long, and a specific environment was created to watch the video so that the visitor can ingest the multiple voices, scenarios, and questions layered throughout – in whatever material way they desire or understand.
What does it mean to you to be human? What is the fundamental difference between the machine and the human being ?
Any idea of what is « human » stemming from a singular vision or subjectivity will inevitably clash with the many lived realities on this planet. Approaching humanity with any form of essentialism can be incredibly violent. As for the relationship between humans and machines, this is messy and complex but one thing has remained consistent : the most relatable thing (to a human) about a machine is its capacity for failure.
“The most relatable thing (to a human) about a machine is its capacity for failure.”
What The Heart Wants provides a lot of strong images like the ears flying or the character of HYPER. Could you explain where these images/characters come from ?
Years of research, discussions, collected images and texts, internet scraps, and instinctive ideas layered into a script and then reworked through a protracted editing process. The character of HYPER for example, was based on several parallel investigations: the phenomena of corporate personhood, the prevalence of private technology companies aiming to provide public services through networked, social medias, a corporate language of “being human” that was emerging, and the genuine desires involved in constructing identities for the mainstream. Now, as ever, is a time where it is essential to understand and question those who are promising to build new worlds for us. To ask why we are not being entrusted and supported to do that for ourselves.
How do you install your works? Can you focus on the installation for the “No Space, Just A Place” exhibition ?
Layering a variety of mediums within the video (like CGI, live action, AI, and HTML, to name a few) was important to me, but also for the space to be an additional layer: for it to be experienced as an installation. The visitor enters a darkened space and is given time to walk along a platform before chosing to sit down. They are surrounded by a reflective, dark surface that fills the room- either a body of water or something like a synthetic body of water. The sound is heard through the headphones but also echo-ing through the space, a kind of « double-hug effect » aurally. I wanted to offer the potential for an audience to really feel a change or sensation in their body, to make connections between the space and narrative they’ve been asked to engage with in a way that was diverse, complex, and solid.
“What has remained from being an actor is an investment in emotions.”
Why did you first learn acting at the New York University? How did this experience impact you as an artist?
What has remained from being an actor is an investment in emotions, specifically the value of emotion as something unfixed and recalcitrant, like most things related to existence. It’s curious that most of the systems created to manage humanity thrive on fixed values and success models. Emotions are an incredible, physical part of our world that remind us of the potential of mutability and change. They point to the potential for many different realities to thrive within a given framework- which is the heterotopia that I think this exhibition is pointing towards.
When and how did you figure out that you wanted to be an artist?
I have worked many different jobs but being an actor was the one I did the longest – it’s also the thing I failed at the most. Aside from that failure (which felt devastating at the time, but ultimately really served me), I felt very limited centering myself as the starting point for exploring ideas and themes. Becoming a visual artist meant I had infinite mediums to work with and cross reference, build upon. It was a chance to use what I wanted to make to truly engage and be a part of the world around me, rather than trying to simply deliver or succeed in a path/profession that had been dictated to me. I moved from a small one room apartment in Paris to a small one room apartment in Berlin at around age 26/27. I read, I snuck into exhibitions, I tried to meet artists to figure out what they did, what excited them. One of them let me move into their live/work space so that I could take care of their cat. Around that time, I got a job programming artist’s videos for a curatorial platform. I remember nervously reaching out to Harun Farocki’s studio and he graciously accepted to have me (an absolute, uneducated nobdy !) over for a studio visit. I left with a GForce drive full of his films. It wasn’t my first encounter with an artist’s work but certainly one of the first meaningful ones- this kindness and indiscriminate willingness to treat me as a professional, matched with the enornously profound weight of what was on the drive I held in my hands shifted my energy and approach to how I wanted to do this (be an artist). From that encounter, the false mythology of artists was flattened and I began to realise that complexity and accessibility were incredibly compatible, compelling goals when pursued in tandem.