Anne Imhof, artiste de l’année 2017 ?
Depuis le début des années 2010, Anne Imhof connaît un succès croissant avec ses performances précisément chorégraphiées, qui se déploient comme d’étranges rêveries. Des œuvres oniriques qui lui valent de représenter l’Allemagne à la Biennale de Venise.
Par Éric Troncy.
Elle représentera l’Allemagne à la prochaine Biennale de Venise qui ouvrira en mai 2017, et c’est une chose remarquable puisqu’elle n’a que 38 ans, n’expose que depuis le début des années 2010 et que, en vérité, elle est essentiellement chorégraphe. Mais ses récentes expositions à Bâle et à Berlin ont laissé peu de doute sur sa singularité, son inventivité et son énergie toute particulière : assurément, l’Allemande Anne Imhof détonne dans une industrie pétrie de conformisme et qui ne se soucie plus guère de l’avant-garde qui, longtemps, constitua son moteur.
Pierre Huyghe et Fabrice Hyber avaient quant à eux 38 et 36 ans lorsqu’ils furent choisis pour représenter la France à la Biennale de Venise – respectivement en 2001 et 1997 – et le choix, rare, de sélectionner un artiste de moins de 40 ans s’est révélé, en ces deux occurrences, plutôt malin puisque l’un et l’autre remportèrent un prix (Prix spécial du jury pour Huyghe et Lion d’or pour Hyber). En matière de prix, Anne Imhof remporta, elle, en 2015, le prix du Jeune Artiste décerné par la Nationalgalerie de Berlin, mais ne remporta pas celui attribué, pour son édition 2016, par la Fondation d’entreprise Ricard à Paris, à laquelle la commissaire Isabelle Cornaro avait eu la louable idée de l’inviter. C’est probablement regrettable pour les collections publiques nationales (le lauréat du prix voit l’une de ses œuvres rejoindre les collections du musée national d’Art moderne) qui, à n’en pas douter, ne pourront bientôt plus s’offrir une œuvre d’Imhof. Une œuvre… ou ce qu’il en reste, attendu que “ce qui se collectionne” dans le travail d’Anne Imhof sont essentiellement les fragments de décor ou les restes de ses performances, celles-ci formant en effet le noyau de cette œuvre un peu hors norme.
Le 14 septembre 2016, on pouvait avoir un aperçu de l’aspect hors norme de la pratique de cette artiste née à Giessen en Allemagne en 1978, et qui vit aujourd’hui entre Francfort et Paris, tandis que, peu après 20 heures débutait sa performance Angst II, dans l’imposant bâtiment de la Hamburger Bahnhof où est installé le musée d’Art contemporain de Berlin. La foule compacte et plutôt jeune qui se pressait pour assister à l’événement fut rapidement enveloppée d’un brouillard épais se déployant dans l’hallucinant volume de la grande nef, se mêlant aux performeurs qu’il était souvent difficile de distinguer. Les visages des uns et des autres s’éclairaient parfois de la lumière d’un Smartphone : ceux des spectateurs, parce que c’est ainsi qu’ils se comportent désormais ; ceux des performeurs, parce qu’Anne Imhof leur envoyait des instructions en temps réel par SMS. Durant cinq heures, performeurs et spectateurs cohabitèrent dans ce biotope marqué par deux scènes implantées à chaque extrémité de l’espace. Et si les performeurs ne se distinguaient pas nécessairement des spectateurs, ils entreprenaient en revanche de brèves actions chorégraphiées, arrivant en fanfare et passablement énervés, se regroupant, allumant des cigarettes, ouvrant des canettes de soda, se dispersant ensuite.
Au-dessus d’eux, à plusieurs mètres du sol, une équilibriste faisait des allers-retours sur un câble de métal tendu d’un bout à l’autre de la halle. Dans l’espace entre elle et eux se mouvait, dans un bruit d’hélices, un drone surplombant l’ensemble de sa lente et souple chorégraphie mécanique – filmant, probablement, la performance comme un site en guerre. La description de ce type d’œuvre est inévitablement frappée de vacuité, tant ce qui se passe relève de la sensation pure. Sur sa durée étirée (cinq heures) les spectateurs apprennent rapidement à habiter, et même à utiliser le dispositif. Car si rien n’est ordinaire dans le dispositif en question, rien n’y est vraiment étrange non plus : comment en serait-il autrement à l’heure où les kids de Larry Clark (les ancêtres des spectateurs de la performance et des performeurs eux-mêmes) ont été recyclés par leur auteur même pour jouer dans des films publicitaires pour Dior ?
Les performeurs d’Imhof viennent majoritairement de la danse, et, très clairement, ces performances s’appuient sur des expérimentations menées dans le champ de la danse contemporaine – on pense évidemment à Jérôme Bel. De manière plus rocambolesque, d’autres performeurs ont été mannequins (Imhof avoue un intérêt prononcé pour les récents défilés de Demna Gvasalia), d’autres encore sont des connaissances de longue date. Imhof a étudié la communication visuelle au début des années 2000 avant d’entreprendre des études d’art à la Städelschule de Francfort, et ses premières expositions d’envergure ne sont pas apparues avant le début des années 2010. Leur structure (un dispositif qui s’active et s’endort en plusieurs points d’un bâtiment, sur une durée de plusieurs heures) n’est pas radicalement nouvelle, mais Imhof en a fait un système complexe qu’elle habite avec une grâce indéniable, tout en étant résolue à capter quelque chose de l’époque telle qu’elle s’impose aux teenagers, aux futurs habitants du monde si différent qui se précise un peu chaque jour.
C’est bien l’époque qu’on perçoit, en effet, dans ces moments longs qu’elle organise et chorégraphie scrupuleusement, et c’est à partir de cette perception qu’elle déploie une narration obscure, comme se déployait la narration dans les films de Buñuel. À l’instar de son œuvre Parade, présentée à Francfort en 2013, Angst (dont l’exposition berlinoise Angst II est une partie) se compose en trois actes. Les actes II et III furent donnés respectivement à la Kunsthalle de Bâle en juin 2016, puis à la Biennale de Montréal en octobre 2016. Observé dans son ensemble, le projet revendique d’insolentes proportions et le désir de laisser à la narration la possibilité de se construire dans le temps et l’espace. Imhof ponctue ce récit d’un vocabulaire de gestes empruntés à la vie ordinaire : c’étaient ceux de la négociation dans Deal, qu’elle présenta en 2015 au MoMA PS1 de New York, dont les performeurs partageaient la scène avec des lapins géants (à Bâle, c’était un faucon). Elle le ponctue aussi d’éléments construits dont la qualité sculpturale est frappante et qui rappellent, par leurs potentialités oniriques autant que par leur originalité, les objets créés par Matthew Barney pour alimenter l’action de ses films. Comme ceux-là, les objets conçus par Imhof sont utilisés lors des performances, puis exposés ensuite, tel ce “balcon” remarqué à la Fondation Ricard, dont la présence perturbante électrisait tout l’espace d’exposition, ou encore cet étrange bassin exposé à Bâle et qui, compartimenté, contenait de l’eau et du Pepsi-Cola.
L’actuel renouveau de la performance (Tino Sehgal, Dominique Gonzalez-Foerster, Anne Imhof – ces trois artistes tissant des liens solides avec la danse) exprime peut-être quelque chose sur l’art actuel et la manière dont sa démocratisation autant que son commerce prolifique l’ont fait évoluer vers la production d’objets finalement assez simples à consommer, à acquérir, à envisager. En restaurant la dimension expérimentale de l’appréhension d’une œuvre, c’est-à-dire en imposant d’en faire l’expérience, la performance offre une voie de sortie à la banalisation d’une activité hautement perturbée par son propre succès.