Le jour où Irving Penn a photographié des métiers disparus
Mis à l’honneur aux Franciscaines de Deauville dans une exposition qui réunit 109 de ses œuvres prêtées par la MEP, le photographe américain Irving Penn disparu en 2009 laisse derrière lui une production aussi abondante que fascinante. Remplie de clichés de mode, de portraits de célébrités tout autant que de nature mortes de chewing-gums… mais aussi de photographies de travailleurs anonymes, qu’il capture à Paris, Londres et New York à l’aube des années 50.
Par Camille Bois-Martin.
Le studio d’Irving Penn à Paris : de la hauteur couture aux métiers de rue
En 1950, Irving Penn se rend à Paris pour la première fois, afin de photographier les dernières créations des couturiers en vogue, présentées à l’occasion de la Semaine de la mode. Le photographe américain âgé de 33 ans installe alors son studio rue de Vaugirard, au dernier étage d’un immeuble où il profite d’une lumière naturelle et diffuse : là, il capture sans relâche le visage des mannequins les plus célèbres – telle sa femme Lisa Fonssagrives – vêtues des nouvelles créations des maisons de couture Dior, Balenciaga ou Rochas, et reçoit également de grands noms du monde des arts et des lettres, qui s’y font tirer le portrait. Actif depuis seulement une petite dizaine d’années, Irving Penn bénéficie déjà d’une reconnaissance internationale et immortalise notamment, cet été-là, le sculpteur Alberto Giacometti dans son studio. Mais entre deux séances pour les magazines ou les célébrités, il consacre ses pauses à un projet personnel, pour lequel il réquisitionne l’aide de ses amis et assistants, le photographe Robert Doisneau et le poète Jean Giraud…
À la demande d’Irving Penn, ces derniers arpentent ainsi le quartier très fréquenté de la rue Mouffetard à la recherche de travailleurs de rue. Vendeuses de ballons, chiffonniers, ramoneurs… Moyennant une rémunération, ces individus sont tous invités à grimper les escaliers menant au studio du photographe américain pour prendre, au même titre que les mannequins glamour, la pose. Loin de leur lieu de travail, ils se tiennent fièrement face à l’objectif, dans leur uniforme et munis de leurs outils : ici un bouquet de ballons, là des seaux, des chiffons, une boîte à fromages… Parfois même, ils osent un sourire, dans un élan de vie que les grandes personnalités photographiées par Penn peinent à égaler. Les travailleurs sont saisis en pied, la tête haute, selon un protocole très étudié auquel le photographe américain ne déroge jamais : dans un noir et blanc contrasté, baignés d’une lumière diffuse, ses tirages isolent leur sujet de la réalité en le plaçant devant un fond neutre, le regard fixé vers l’objectif.
Vendeuses de ballons, chiffonniers, ramoneurs… des métiers voués à disparaître
Convaincu de la disparition imminente de ces métiers et inspiré par le travail d’Eugène Atget – photographe des rues du vieux Paris en mutation de la fin du 19e siècle –, Irving Penn tire le portraits de ces travailleurs anonymes entre deux shootings de robes de haute couture, devant le même rideau délabré récupéré dans un théâtre parisien qu’il utilise depuis plusieurs semaines pour réaliser ses clichés de mode. Marqué par ces rencontres, le photographe américain poursuit ce projet après son départ Paris en 1951, qu’il intitule sobrement The Small Trades (Les petits métiers). D’abord à Londres, puis à New York où il vit, il capturera au cours des décennies qui suivent plus de 250 visages d’ouvriers, artisans, colporteurs et vendeurs de rue des deux côtés de l’Atlantique. Rattrapés par le boom économique des Trente Glorieuses, les métiers urbains tombent progressivement en désuétude, remplacés par l’autonomisation croissante des individus et les nouveaux progrès techniques. Ainsi les ramoneurs parisiens peinent-ils à trouver des cheminées à nettoyer, les chiffonniers des objets usagés à racheter…
Sans marquer de différence de décor au fil des années et entre chaque pays – Irving Penn transporte partout avec lui son rideau de théâtre parisien –, la série livre un véritable portrait d’une société mondiale en pleine mutation et de ses travailleurs de rue dont le photographe présage la disparition. Projet personnel réalisé entre deux séances officielles pour des magazines de mode, la série des Petits Métiers connaît, grâce au soin apporté aux photographies et à la détermination de son auteur, un succès inattendu. À l’international, de grands titres de presse tels que Vogue publient les clichés noir et blanc du photographe américain. D’une importance particulière dans sa carrière, ces photographies seront imprimées par l’artiste au sein de tirages au platine-palladium, procédé réputé pour ses nuances de gris mais aussi pour sa longévité, stable et inaltérable. En usant de cette technique aussi précieuse que coûteuse, Irving Penn grave sa série dans le marbre de l’histoire de la photographie, mais aussi de sa vie et de son œuvre, actuellement mise à l’honneur aux Franciscaines de Deauville.
“Irving Penn, chefs-d’œuvre de la collection de la MEP”, jusqu’au 28 mai 2023 aux Franciscaines de Deauville.