Le jour où Marc Chagall a repeint le plafond de l’Opéra Garnier et fait fi des critiques
Au Centre Pompidou, une sélection surprenante de dessins, céramiques et sculptures de Marc Chagall est actuellement exposée jusqu’au 26 février 2024. Parmi ces trésors se trouvent les maquettes réalisées par le peintre lors de la conception du plafond de l’Opéra Garnier. Retour sur les origines de cet acte qui fit date dans l’histoire de l’art.
Par Camille Bois-Martin.
Un André Malraux ennuyé et un Marc Chagall hésitant
Nous sommes en février 1960, à Paris. Le ministre des Affaires culturelles de l’époque, André Malraux (1901-1976), assiste au ballet Daphnis et Chloé à l’Opéra Garnier… et s’ennuie terriblement. Distrait, il lève alors les yeux vers le plafond mais n’y trouve pas plus d’inspiration. Peinte par Jules-Eugène Lenepveu (1819-1898) pour l’inauguration du Palais construit en 1875 par son ami l’architecte Charles Garnier (1825-1898), la composition qui surplombe la salle est en effet des plus classiques, représentant les Muses et les Heures du jour et de la nuit dans un style académique pompeux propre au second Empire.
Les yeux du ministre retombent alors sur la scène, où les danseurs du ballet se meuvent vêtus de costumes colorés et modernes imaginés par son ami Marc Chagall (1887-1985), assis tout près de lui. L’homme d’État a alors une idée : et si le peintre français, d’origine biélorusse, réalisait une nouvelle fresque pour l’Opéra ? Ni une ni deux, André Malraux se précipite vers Chagall à l’entracte et lui expose son audacieux projet. Alors âgé de 73 ans, l’artiste se trouve au sommet de sa carrière et hésite à dire oui au projet, déjà engagé dans la réalisation de vitraux pour une synagogue à Jérusalem.
Marc Chagall, un peintre passionné par la musique et les ballets
Pourtant, l’idée du ministre semble cohérente au regard de la carrière du peintre, qui puise largement son inspiration dans le répertoire musical de ses compositeurs préférés (Godounov, Debussy, Stravinsky, entre autres). Sans oublier les nombreux costumes et décors qu’il réalise pour certains spectacles, à l’image donc de Daphnis et Chloé, mais aussi du célèbre ballet L’Oiseau de feu, mis en scène par George Balanchine (1904-1984) au New York City Ballet en 1945 – décors dont on peut actuellement observer les croquis plein de vie et de couleurs dans l’exposition “Chagall à l’œuvre. Dessins, céramiques et sculptures 1945 – 1970” au Centre Pompidou. Et puis, après tout, le peintre renommé n’a-t-il pas également rénové le théâtre juif de Moscou en 1919 et réalisé les peintures murales du Watergate Theatre de Londres ?
Marc Chagall finit par accepter le projet de Malraux, motivé par son amour pour l’opéra et pour la ville de Paris, où il trouve de refuge au milieu des années 1920 après la Première Guerre Mondiale. Mais, suite à l’annonce officielle de cette commande en 1962, les critiques se déchaînent, scandalisées d’imaginer que l’on remplace un morceau de l’histoire de l’Opéra Garnier par une touche de modernité – probablement agités par la même ardeur que celles dénonçant aujourd’hui la restauration de l’église Notre-Dame de Paris. C’est dans la plus grande intimité que le peintre s’attèle malgré tout à la création du plafond, au sein de son atelier installé à Saint-Paul-de-Vence. Inspiré par les couleurs foisonnantes de la Provence, Chagall retranscrit dans trente-neuf dessins réalisés à la gouache et au feutre sa passion pour les ballets et la musique.
Le classique de l’Opéra Garnier face à la modernité de Marc Chagall
Dans un élan aussi expressif que ceux des danseurs de l’opéra qui ont marqué son esprit, l’artiste dépeint des masses colorées de vert, de bleu, de jaune et rouge vifs, animées de figures élancées qui voltigent de monument en monument. La tour Eiffel, l’arc de triomphe, le palais Garnier… Sur les vingt-quatre immenses toiles qui composent la version finale, les bâtiments de la capitale qui ont inspiré Chagall croisent des scènes puisées au sein de la Flûte enchantée de Mozart (1791), du Lac des cygnes de Tchaïkovski (1875-1876), les visages des célèbres compositeurs Berlioz, Ravel et Debussy, mais aussi d’un certain Malraux, discrètement représenté au sein d’une petite fenêtre près du palais.
Réalisé à la manufacture des Gobelins et fixé sur des panneaux de résine, afin de protéger le plafond original de Garnier par Lenepveu, l’ensemble de 220 mètres carrés est finalement secrètement assemblé en 1963 dans un ancien hangar à dirigeables à Meudon – aujourd’hui écrin du Hangar Y. En à peine un an, Marc Chagall réalise ainsi ce qui aujourd’hui démarque l’Opéra Garnier du reste des institutions mondiales, croisant la modernité picturale du 20e siècle avec le style second Empire du bâtiment.
Embrassant le fastueux lustre central, la palette vive du peintre s’illumine ainsi chaque soir de représentation depuis son inauguration en 1964, en écho aux spectacles tout aussi fascinant des danseurs et chanteurs qui animent aujourd’hui la scène de l’institution parisienne. Et ce malgré les récentes discussions lancées par les héritiers de Lenepveu, qui en début d’année, réclamaient le décrochage des panneaux de Chagall pour révéler l’œuvre de leur ancêtre. Une requête refusée, jugée trop compliquée et coûteuse, qui permettra à la création de l’artiste exposée au Centre Pompidou de continuer à rayonner encore longtemps.
“Chagall à l’œuvre. Dessins, céramiques et sculptures 1945-1970”, jusqu’au 26 février 2024 au Centre Pompidou, Paris 4e.