Le bestiaire fantastique de Miquel Barceló illumine la galerie Ropac
Dans les grandes salles de la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin, Miquel Barceló présente cet automne une série de nouvelles toiles monumentales sur lesquelles il continue de jouer avec la texture et les matériaux. Transposant le genre classique de la nature morte dans son univers plastique, le célèbre artiste espagnol invite à travers cette vingtaine d’œuvres à déambuler dans un monde fantastique et hybride.
Par Matthieu Jacquet.
S’attaquer à la nature morte représente un vrai défi pour un artiste contemporain. Sanctifié par de nombreux artistes d’Europe occidentale depuis des siècles, le genre pictural décliné à l’envi n’a-t-il pas été épuisé par ses auteurs, au risque de tomber aujourd’hui dans la redondance ? Ce poids de l’héritage ne semble pas avoir effrayé Miquel Barceló. Chez Thaddaeus Ropac cet automne, l’artiste espagnol de renom a pris le risque de s’en emparer en vue de lui donner un nouveau souffle. Toutes réalisées au fil des deux dernières années, ses 24 toiles inédites présentées dans le vaste espace de la galerie à Pantin jouent joyeusement avec les codes de cette tradition artistique séculaire en la transposant dans son univers plastique, dominé par les nuées de couleurs douces, les formes aqueuses et les jeux de texture. D’ailleurs, ce qui émane de cette nouvelle série de peintures – de grand format, pour la plupart – est avant tout le foisonnement lumineux d’un bestiaire dont les silhouettes, parfois fragmentaires, jaillissent dans un blanc éclatant : truites, taureaux, poulpes, chiens et crustacés… Ce n’est qu’en s’approchant des œuvres que le spectateur y identifiera peu à peu les éléments caractéristiques de la nature morte, et plus précisément de la bodegon, son interprétation spécifique à la peinture espagnole des 16e et 17e siècles. Aussi, ruits juteux et légumes frais, crânes humains ou de bovidés émergent aux côtés de chandeliers et bougies, compositions florales contenues dans des vases, couteaux, fourchettes, bouteilles et autres verres à pied, dont le savant agencement et la perspective font apparaître autour d’eux les contours des larges tables sur lesquelles ces élements seraient hypothétiquement disposés, presque invisibles au premier regard.
Miquel Barceló a intitulé cette nouvelle exposition personnelle “Grisailles”. Un terme qui renvoie à la technique picturale mise à l’œuvre ici, consistant à recouvrir les touches d’encre colorée apposées sur la toile d’une couche de peinture translucide pour la diluer sous une teinte grisâtre. Mais ce mot français polysémique a également été choisi par l’artiste de 65 ans pour son sens plus figuré, ici trompeur : en lisant le titre avant de visiter l’exposition, on pourrait s’attendre à découvrir uniquement des œuvres déclinées dans des nuances de gris baignées d’une atmosphère inévitablement morose. L’impression finale est pourtant tout autre. Si quelques toiles évoluent effectivement entre le noir et le blanc, ce sont précisément les couleurs vives qui triomphent dans la plupart des œuvres, telles le jaune citron recouvrant l’arrière-plan de l’une d’entre elles, Bodegón groc (2021), qui happe immédiatement l’attention du spectateur dans un magnétisme confondant.
Avec sa nouvelle série, le plasticien continue de démontrer sa maîtrise de la superposition, de la lumière et du contraste. Sur les fonds dilués des toiles, l’accumulation de peinture blanche dessine les formes des êtres et objets qui composent ces natures mortes contemporaines, jusqu’à les changer en présences fantomatiques. Un travail du blanc qui s’inscrit dans le prolongement de la pratique plastique de l’artiste : on repense notamment à ses white paintings de la fin des années 80, dans lesquels l’artiste encore à l’orée de sa carrière internationale poussait la simplification picturale jusqu’à l’extrême en faisant surgir ses formes par les craquelures, taches et fissures d’arrière-plans couleur crème, dans une oscillation poétique entre figuration et abstraction. Par ailleurs, pendant des années, l’Espagnol a réalisé ses croquis préparatoires en appliquant de l’eau de Javel sur des surfaces noires, esquissant ses formes grâce à la soustraction chimique de la couleur afin de les faire émerger dans la lumière la plus pure.
La relation viscérale qui unit Miquel Barceló à la mer est l’un des principaux fils rouge de sa pratique depuis quatre décennies. De son quotidien sur l’île de Majorque, où il est né en 1967 et réside toujours aujourd’hui, à ses nombreux séjours en Afrique de l’Ouest, l’environnement maritime irrigue l’imaginaire et les œuvres de l’artiste, traduit aussi bien par les nombreux camaïeux de bleu que les représentations récurrentes de la faune aquatique. Si la nouvelle série d’œuvres présentée à la galerie Ropac est encore une fois imprégnée par cet environnement, comme on le constate à travers les animaux sous-marins présents sur les toiles et la liquidité des fonds et des formes qui en émanent, l’artiste propose ici un voyage métaphorique de l’eau à la terre, incarné par les éléments domestiques mais également le traitement de la matière sur la toile. Connu également pour ses céramiques, l’Espagnol a l’habitude de travailler la peinture de manière à former des reliefs sur la surface plane. Ainsi, sur certaines œuvres, la texture granuleuse de la matière évoque l’aspect d’arterfacts effrités par le sel marin, mais incarne aussi plus littéralement la sensation des sols ou du sable, tout en rappelant l’ancrage indéfectiblement tellurique de l’être humain et de l’histoire de l’art. Outre les ossements d’animaux qui semblent avoir été desséchés par un ciel aride – et pourraient faire écho à l’obsession picturale de son aînée Georgia O’Keeffe –, Barceló décline sur des toiles au format plus réduit le motif du bison, animal terrestre par excellence dans l’histoire des civilisations autant que dans leurs mythes et légendes. Représenté de profil et délimitée par des superpositions de contours élémentaires, la silhouette du mammifère fait indéniablement référence à un art bien plus ancien et primitif que la nature morte : celui des peintures rupestres, déployées il y a des dizaines de millénaires sur les rochers et à l’intérieur des grottes du monde entier.
Derrière l’explosion picturale des nouvelles œuvres de Miquel Barceló se lit finalement l’expression habile du passage du temps et de l’ambiguïté entre la mort et la vie. Si l’on s’en tient à leurs composantes mêmes, du gibier suspendu aux squelettes en passant par les poissons placés dans des assiettes et l’apparence spectrale de tous ces éléments, on ne gardera à l’esprit que l’inertie des bêtes abattues puis transformées en mets appétissants pour sustenter les humains, ou encore les traces mémorielles de leur existence révolue. Pour autant, tout en orchestrant l’assemblage des éléments caractéristiques de la nature morte et des bodegons, l’artiste parvient à les détourner grâce à sa grande fluidité plastique : immergés dans ces bains de couleurs et de lumières sur la toile, les formes serpentent voire dégoulinent, comme celle des saumons placés sur le coin de la table qui paraissent encore agiter leurs nageoires dans le vide ou les tentacules des mollusques qui semblent s’animer dans des mouvements sinueux. L’exercice de style présenté par le sexagénaire est réussi. Devant ce festin visuel flottant et brumeux déployé dans les trois grandes salles de la galerie, le spectateur retiendra aussi bien l’expression mélancolique de la finitude et de la vanité de l’existence dans la tradition classique que le déploiement organique d’un imaginaire sans borne, porté par un bestiaire vivace aux confins du fantastique.
Miquel Barceló, “Grisailles”, jusqu’au 7 janvier 2023 à la galerie Thaddaeus Ropac, Pantin.