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8 jan 2024

Comment l’artiste Anselm Kiefer réinvente la photographie

Célèbre dans le monde entier pour ses peintures et sculptures, Anselm Kiefer utilise tout autant la photographie depuis ses débuts dans les années 60. Un volet moins connu de la pratique de l’artiste allemand qui fait l’objet, jusqu’au 3 mars 2024, d’une exposition au Lam, où l’on retrouve à travers ses nombreux procédés les grandes thématiques qui l’animent.

1. L’autoportrait pour témoigner de ses performances

Nous sommes en 1969. Anselm Kiefer a vingt-quatre ans, est encore étudiant à l’Académie nationale des beaux-arts de Karlsruhe, et commence tout juste à se frotter à la photographie avec l’appareil de son père. C’est ce médium qui lui permet d’entamer l’œuvre qui fera sa notoriété mondiale : la série des Besetzungen [Occupations], où l’artiste se photographie dans l’espace public, vêtu d’un uniforme de la Wehrmacht – celui de son père – en train de faire le salut nazi. Un acte délibérément provocant pour l’Allemand né en 1945, sous les bombes des forces alliées.

À travers cette séries de dix-huit clichés réalisés dans plusieurs lieux européens, du Colisée à Rome au bord de la mer Méditerranée à Sète, Kiefer met l’Allemagne face à son passé encore extrêmement tabou en insistant, selon ses mots, sur la nécessité d’“habiter [cette histoire] pour la surmonter”. Publiée en 1975 dans un ouvrage, la série fera polémique, comprise par certains comme une apologie du fascisme. Celle-ci posera toutefois les jalons de son œuvre, traversée par cette mémoire collective douloureuse, tout en dévoilant certains de ses procédés techniques fétiches : plusieurs de ces autoportraits seront en effet réutilisés dans des œuvres ultérieures, repeints par l’artiste.

2. Le diorama pour mettre en scène ses souvenirs familiaux

Rarement présentée au public, la série de dioramas d’Anselm Kiefer (2013-2017) exposée au Lam plonge dans le silence et les mystères d’une forêt enneigée. Répartis dans seize boîtes, ces compositions sont décrites par l’artiste comme des “niches pleines de clairières de forêts qui découlent les unes des autres et désignent un lointain vaste et vide”. Celles-ci sont toutes conçues selon un même principe formel : des sapins et arbres d’hiver découpés dans le papier encadrent une scène hivernale dont l’arrière-plan dévoile le dessin d’un paysage immaculé couvert d’un blanc manteau.

En s’approchant, on découvre plusieurs photographies glissées discrètement à l’intérieur, clichés en noir et blanc piochés dans les albums familiaux dont les protagonistes ont été extraits pour s’intégrer à ces scènes nocturnes, accompagnés de textes manuscrits à la craie. Ici, la photographie semble s’animer par cette disposition presque cinématographique dont chaque boîte formerait une séquence, “l’étape d’une vie” dira l’artiste. Kiefer montre une fois de plus sa volonté de se réapproprier l’histoire en créant ses propres théâtres intimes dans lequel il contient l’émotion de ses souvenirs, incarnés notamment par des portraits de ses deux parents.

3. Le plomb pour transformer l’image

Peu d’artiste ont utilisé le plomb avec autant d’assiduité qu’Anselm Kiefer. Dès le milieu des années 70, l’artiste en fait l’un de ses matériaux de prédilection, présent dans nombre de ses peintures et sculptures. En toute logique, l’Allemand l’a aussi étendu à la photographie en mettant au point plusieurs technique bien spécifiques, coulant la matière sur l’image ou bien contrecollant cette cette dernière sur une feuille de plomb. À partir des années 2010, l’artiste met au point nouveau procédé : l’électrolyse, consistant à oxyder l’image en l’activant par l’électricité. Ses tirages se teintent alors d’un bleu-vert saisissant qui semble les grignoter, dénotant avec les couleurs sourde et rabattues – gris, bruns, noirs – qui dominent son travail.

Une démarche très apparente dans l’immense photographie qui clôt l’exposition au Lam : dans ce panorama en noir et blanc, Anselm Kiefer apparaît de dos, face au Rhin qui sépare la France et l’Allemagne. Un clin d’œil à la peinture romantique allemande mais aussi à ses propres souvenirs d’enfant lorsqu’au bord du fleuve, il contemplait son autre rive à laquelle il rêvait d’accéder, au point de se la représenter comme une véritable terre promise.

4. Le livre pour consigner ses pensées

Bien avant la toile ou la photographie, le livre sera pour Anselm Kiefer son premier support d’expression. Dès l’âge de sept ans, il commence à recopier des contes sur des carnets en les illustrant par ses propres dessins. Durant sa vingtaine, l’artiste s’empare à nouveau du livre pour y consigner cette fois-ci ses pensées, collant entre les pages dessins, peintures, photographies, objets divers et fleurs séchées à la manière d’herbiers, mais aussi des citations références aux figures littéraires qui inspirent ce grand bibliophile, de Jean Genet à Paul Celan.

Les images d’archives et clichés réalisés par l’artiste se transforment, là aussi, par l’application de gouache et d’aquarelle et l’ajout de textes manuscrits. Dans l’une de ses séries de livres emblématiques, les Unfruchtbare Landschaften [Paysages stérile], le plasticien marie des images de paysages allemands avec des câbles électriques ou bien instruments gynécologiques, tels qu’un stérilet ou une pince de chéron utilisée pour les pansements utérins. Une manière de souligner l’infertilité de ces lieux, éternellement marqués par la destruction et le traumatisme de la Shoah.

5. Les bobines pour faire de l’image une sculpture

Pour Anselm Kiefer, la photographie est avant tout un médium plastique, voire sculptural. Une approche qui se confirme lorsque l’on découvre, dans l’exposition au Lam, une œuvre inédite contenue dans une cabine en verre. En haut, trois bobines de film en papier sont suspendues et se déroulent jusqu’au sol, s’entremêlant et s’accumulant autour d’une bicyclette miniature. Si des centaines d’images apparaissent sur cette installation, l’utilisation du plomb les enveloppe d’un gris qui les opacifie, rendant leur contenu difficile à déchiffrer. L’artiste joue ici avec un paradoxe : utiliser l’image pour ne pas montrer, voire dissimuler.

Un procédé que l’on retrouvait dès ses premiers rouleaux de plomb en 1988, là aussi présentés dans des vitrines. Dans la première salle de l’exposition, l’artiste sort cette fois-ci du cadre avec une autre installation inédite : une baignoire inclinée sur un bloc imitant le béton, dont “dégoulinent” de longues bobines jusqu’aux pieds des visiteurs. Réunissant des photographies de la mer, ces images rendent ici hommage au poète français Saint-John Perse, pour qui Anselm Kiefer ne masque pas son admiration.

“Anselm Kiefer. La photographie au commencement”, jusqu’au 3 mars 2024 au LaM, Villeneuve-d’Ascq.