Comment l’artiste Marion Verboom sculpte les rêves
Les sculptures de Marion Verboom mêlent autant de matières que de motifs différents, fruits de son imagination prolifique qui puise dans la sculpture antique, l’architecture médiévale et la création contemporaine. Actuellement présentées au sein du parcours artistique du Voyage à Nantes, ses œuvres éclectiques sont conçues et moulées à Paris par les mains de l’artiste, au sein d’un atelier de plus en plus rempli – à l’instar de son calendrier. Portrait.
Par Camille Bois-Martin.
Le succès international de Marion Verboom, de Paris à Berlin
Flottant dans sa mémoire ou figées sur un dessin, les formes qui ont infiltré l’esprit de Marion Verboom se traduisent ainsi dans ses grandes colonnes aussi bien que dans ses plus petites sculptures de quelques centimètres – telles ses Madones, en céramique émaillée et cristal, représentatives de sa maîtrise technique et de l’assemblage de matériaux typique de son travail. “Victime” de son succès, l’artiste française développe aujourd’hui ses séries sculptées à un rythme bien plus rapide que son processus de création, minutieux et chronophage. “Mon quotidien ne ressemble en rien à l’image romantique de l’artiste, souligne-t-elle avec humour, c’est beaucoup de travail et très peu de vacances !”
Alors qu’elle vient de serrer la main, ce mois de juin, à la prestigieuse galerie parisienne Lelong – où de nombreux artistes historiques sont représentés tels que David Hockney, Ana Mendieta ou Joan Miró –, Marion Verboom n’en démord pas : elle a trouvé sa voie. “Il faudrait un cataclysme extrême pour que j’abandonne la sculpture. Si je perdais un bras ou une jambe, peut-être… Mais j’ai encore tellement de choses à faire, tellement de formes à interroger…” En témoigne son dernier projet en date pour une exposition à la galerie berlinoise Wentrup, fin octobre, pour lequel l’artiste adapte ses Achronies à l’histoire de la ville, travaillant actuellement sur une réinterprétation d’un buste bicéphale de Platon et Sophocle conservé au musée de Pergame. Sous sa main, leurs visages s’apprêtent à être remplacés par ceux de Simone de Beauvoir et Virginia Woolf, dont on retrouve, d’ailleurs, les portraits accrochés dans un coin de son atelier.
Exposition “Pistillus” par Marion Verboom dans le cadre du Voyage à Nantes, du 1er juillet au 3 septembre au passage de l’église Sainte-Croix et dans son jardin intérieur, 9 rue de la Bâclerie, Nantes.
Marion Verboom, sculptrice de formes fantasmagoriques
Sur le parvis de l’église Sainte-Croix à Nantes, une colonne de cinq mètres de haut nous fait face. Du rose, du jaune, du bleu, de l’ocre… si ses couleurs pastel la rattachent à notre époque, ses formes, elles, laissent planer un doute sur ses origines. Date-t-elle de l’époque de construction de l’édifice ? Fait-elle partie des nombreux décombres antiques découverts dans la ville ? De loin, la sculpture laisse apercevoir des reliefs de figures archaïques. De plus près, il faut la contourner pour observer un surprenant visage grimaçant ou plusieurs petits lapins en ciment. Façonnée par les mains de Marion Verboom (née en 1983) et exposée cet été dans le cadre du parcours artistique “Voyage à Nantes”, cette œuvre puise ses formes autant dans l’imagination de la sculptrice que dans l’histoire locale, et c’est à s’y tromper. En observant ces cylindres, difficile de savoir si l’on fait face à une pièce d’archéologie ou à une hallucination visuelle…
Mesurant d’ordinaire entre un et deux mètres, ses sculptures verticales colorées, semblables à des totems, se composent de fragments cylindriques empilés, en résine, plâtre, céramique ou acier, dans le sillon d’artistes contemporains qui, depuis quelques années, explorent ces matériaux. Pour les appréhender, il faut les contourner, s’accroupir, lever la tête – bref, s’y confronter. Celles que Marion Verboom vient ainsi d’installer sur le parvis et dans le passage de l’église Sainte-Croix, sont plus monumentales qu’à l’accoutumée, atteignant respectivement cinq et sept mètres de haut. Des nouvelles dimensions qui semblent suivre la cote de l’artiste française (diplômée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2009), dont la carrière s’étend aujourd’hui à l’international. Elle est en effet exposée de la galerie The Pill à Instanbul à la Verrière de Bruxelles en passant par Paris, Nantes et, très bientôt, Berlin.
Les “Achronies” de Marion Verboom : un travail de détective et d’archéologue
“Pour chaque projet, je fais un travail de détective”, explique Marion Verboom. “Je visite les rues et les musées de la ville où j’expose, en particulier archéologiques car on y croise toutes les strates temporelles. J’y puise mes inspirations formelles, qui se confrontent à celles qui peuplent déjà ma mémoire.” Telle une archéologue sondant les formes qui ont peuplé l’histoire de l’art depuis l’Antiquité, elle conçoit ainsi depuis 2017 sa principale série de sculptures réunies sous le terme d’Achronies. Un mot rempli de signification pour ces œuvres dont la caractéristique est d’être à cheval entre toutes les époques, sans appartenir à aucune et de ne s’inscrire dans aucune réalité temporelle. Ses cylindres évoquent ainsi des vestiges de ruines extraits de nos sols lors de fouilles fictives, et s’apparentent à des carottes géologiques, dont chaque strate par son motif et sa couleur, renverrait à une époque différente. “J’ai commencé à m’intéresser à la couleur après avoir visité une maison qui appartenait à ma famille”, poursuit l’artiste. Sur les murs, il y avait ce papier-peint saumon et dorée qui renvoyait à une autre époque. Cela a été comme un déclic : j’ai compris comment les couleurs pouvaient, elles aussi, renvoyer à d’autres temporalités.”
Dans ses sculptures conçues pour le “Voyage à Nantes”, on retrouve l’ordre dorique des chapiteaux antiques et les rouages en bronze inspirés par l’église où elles sont exposées, mais aussi des réinterprétations en plâtre de petites figurines à l’effigie de nourrices, fabriquées par le coroplaste Pistillus au IIIe siècle après J.-C. et retrouvées par dizaines lors de fouilles dans la région. Les sculptures mêlent ces motifs à un visage en jasmonite jaune inspiré par les personnages du Carnaval de Brueghel l’Ancien (1559), à une flûte traversière en aluminium, à des lapins en ciment ou encore à un motif circulaire violet inspiré par le cairn de Gavrinis (situé dans le Morbihan depuis l’époque néolithique)… Un merveilleux millefeuille qui traverse le temps et les civilisations, en une seule colonne s’érigeant ici, devant nos yeux.
La sculpture comme un alphabet
Sur une même sculpture, ce vaste répertoire de formes fusionne les images qui hantent la mémoire de Marion Verboom, selon un séquençage chromatique bien réfléchi par l’artiste. “Je conçois ma série Achronie comme un alphabet”, explique-t-elle, “les voyelles correspondent aux formes géométriques, qui s’emboîtent facilement avec les autres. Et les consonnes sont plutôt les formes anthropomorphiques, elles délivrent un message et sont plus difficiles à assembler”. Colorées et plurielles, ses sculptures formeraient alors un “mot”, destiné à évoluer selon son imagination. Car les différents cylindres qui les composent ne sont pas soudés entre eux. Souvent, chaque morceau est simplement posé sur un autre et tient en équilibre ; parfois, l’artiste rajoute un étai pour les maintenir, lorsque l’ensemble atteint plusieurs mètres de hauteur.
Dans le jardin de l’église Sainte-Croix, Marion Verboom dispose également une petite fontaine de 70 centimètres de haut en céramique lustrée reflétant les rayons de soleil, dont les formes rondes semblent imiter le remous d’une eau bouillante. Contrastant, par sa taille, avec l’édifice religieux et ses autres colonnes, l’œuvre invite à nouveau le visiteur à s’approcher, pour humer les vapeurs humides qu’elle diffuse en ces chaudes journées d’été ou pour observer de plus près son sommet en cristal – nouvelle corde récemment ajoutée par l’artiste à l’arc des matériaux qu’elle utilise. “Je considère les matériaux comme mes outils, comme des couleurs à ma palette”, explique cette dernière, qui, depuis ses débuts, s’attèle à maîtriser un éventail de techniques aussi vaste que son imagination.
“Je considère les matériaux comme mes outils, comme des couleurs à ma palette”
En fonction de la matière qui l’intéresse, Marion Verboom se forme sur le tas, se plonge dans le fonds de documentation de la BnF, regarde des tutoriels sur Youtube, suit des formations (telles que le Cerfav ou le brevet de rocailleur), ou puise dans ses ouvrages de référence. Le moulage la passionne en ce qu’il lui permet de concevoir une forme de A à Z. Lorsqu’elle travaille le cristal et le verre, elle se fascine pour la maîtrise des courbes de températures qui influent sur l’aspect… Sa première sculpture en céramique Loess (2012), résume très bien, aux yeux de l’artiste, sa pratique et son approche du matériau, et elle considère d’ailleurs ce mystérieux agrégat de matières comme à l’origine de sa série d’Achronies. Cette œuvre assemble sept parallélépipèdes qui se superposent dans un camaïeu de beige, noir et brun, composant un ensemble labyrinthique, de tailles et formes diverses, que le visiteur est invité à contourner. Évoquant l’écorce d’arbre, la texture irrégulière de la matière de ces larges éléments reproduit les aléas du temps et crée, selon l’artiste, “un labyrinthe de sédiments, similaire à l’image d’un morceau d’argile regardé au microscope.”
Cette première œuvre renferme probablement ce qui distingue Marion Verboom du reste de la scène artistique contemporaine : son approche matiériste. S’éloignant de toute considération conceptuelle, l’artiste se concentre sur la sculpture : la forme même, les matériaux et les couleurs. Une approche sensorielle à rebours de l’approche contemporaine d’artistes s’appuyant sur un immense atelier et une production déléguée par l’artiste à une grande équipe d’employés. Marion Verboom, au contraire, contrôle la production de ses sculptures de ses propres mains, de leur conception à leur démoulage. D’ailleurs, elle crée presque toujours de tête et ne dessine que rarement ses idées, préférant laisser libre cours à son imagination pour réinterpréter les formes qui ont un jour croisé son regard. Cette manière de travailler s’est imposée à l’artiste de manière “radicale” : après s’être essayée à la photographie et à la vidéo, elle découvre en effet la sculpture lors de sa résidence aux De Ateliers d’Amsterdam entre 2009 et 2011. Là, elle expérimente le travail en atelier, découvre l’expérience physique de cette pratique et commence à interroger les volumes, les constructions, les matériaux…
Aujourd’hui, au sein de son atelier parisien installé dans le quartier du Père Lachaise, Marion Verboom continue d’explorer sa technique. Répartis sur trois niveaux, les larges moules de ses sculptures s’accumulent, superposés les uns sur les autres. En parcourant cette bibliothèque de formes, l’artiste compare ses moules à des “négatifs de photo”, qu’elle retravaille en permanence, y ajoutant parfois de nouvelles formes, une nouvelle matière ou une nouvelle couleur au gré de ses expositions, qui ne cessent de se succéder ces derniers mois. Istanbul, Bruxelles, Berlin, Paris… À l’image de son imagination, son travail fait le tour du monde et des époques et condense des formes zoomorphes, anthropomorphes ou architecturales qui traduisent leur ancrage contemporain : comme la mondialisation du marché de l’art, la sculptrice parvient à toucher un public pluriel qui retrouve des bribes de son histoire au sein de ses œuvres croisant des morceaux d’architecture antique grecque à des visages de peinture médiévale flamande.