47


Commandez-le
Numéro
13 Isaac Julien convoque Maggie Cheung et une Chine fantasmagorique dans un film poignant

Isaac Julien convoque Maggie Cheung et une Chine fantasmagorique dans un film poignant

ART & DESIGN

L’artiste et réalisateur londonien Isaac Julien présente au Zeitz MOCAA, le plus grand musée d'art africain récemment ouvert au Cap, un film poétique et touchant inspiré du drame de 20 migrants chinois au nord de l'Angleterre.

Isaac Julien, Ten Thousand Waves (2010) Isaac Julien, Ten Thousand Waves (2010)
Isaac Julien, Ten Thousand Waves (2010)

L’installation d’Isaac Julien Ten Thousand Waves (2010) consiste en une vidéo de 55 minutes projetée sur neuf écrans doubles, agencés dans une structure dynamique. Cette œuvre s’inspire de la tragédie de Morecambe, station balnéaire de la Cité de Lancaster, au nord-est de l’Angleterre. Plus d’une vingtaine de migrants chinois s’y étaient noyés sur un banc de sable inondé en 2004. L’artiste londonien rend un hommage poétique à la Chine en faisant s’entrelacer une culture contemporaine et des mythes antiques, dont le conte du dieu Mazu (représenté, dans l’œuvre, par Maggie Cheung), originaire de la province de Fujian, berceau des cueilleurs chinois de Morecambe.

 

Dans une des sections, le Tale of Yishan Island, Isaac Julien retrace l’histoire de pêcheurs du XVIe siècle perdus en mer. Au cœur de cette légende : la figure de la déesse de la mer qui guidera les marins en lieu sûr. Dans une section précédente (tournée dans les studios de Shanghai), l’actrice Zhao Tao prend part à une reconstitution de The Goddess, grand classique du cinéma muet chinois de 1934. D’autres collaborateurs participent également à cette œuvre dont le dessinateur Gong Faden, les cinéastes Yang Fudong et Zhao Xiashi ou le poète Wang Ping auquel Julien commande le texte “Small Boat” que l’on peut d’ailleurs entendre dans Ten Thousand Waves. À la croisée du vieux Shanghai et du quartier moderne, l’installation révèle une ambiance sonore mêlant les traditions de l’Est et de l’Ouest.

Catherine Opie, Isaac, 2017, © Catherine Opie, Courtesy Regen Projects, Los Angeles and Thomas Dane Gallery, London Catherine Opie, Isaac, 2017, © Catherine Opie, Courtesy Regen Projects, Los Angeles and Thomas Dane Gallery, London
Catherine Opie, Isaac, 2017, © Catherine Opie, Courtesy Regen Projects, Los Angeles and Thomas Dane Gallery, London

Numéro : Ten Thousands Waves est une reconstitution fantasmagorique de l’affaire de Morecambe Bay (en 2004, des pêcheurs chinois se sont noyés au large des côtes anglaises, alors qu’ils ramassaient des coquillages dans des conditions précaires). Pourquoi en avoir fait une œuvre ?

Isaac Julien : J’ai été très touché par le destin de ces hommes qui parlaient à peine anglais, et qui sont morts en mer dans d’atroces souffrances, à l’autre bout de leur univers. Mes parents ont aussi entrepris un long et périlleux voyage depuis Sainte Lucie pour arriver en Angleterre, où je suis né. Le fait d’aller chercher un avenir meilleur loin de ses racines me parlait.

 

Ce n’est pas la première fois que vous abordez ce sujet…

Non, en effet. “Western Union: small boats” traitait déjà d’immigration et de déplacement des populations. “Ten Thousands Wave” est en quelque sorte son pendant chinois.

 

 

“Je suis plutôt un outsider qui observe les choses de l’intérieur, et raconte ensuite, à sa façon, ce qu’il a vu.” 

 

 

Plutôt qu’une narration linéaire, l’histoire est racontée du point de vue des Chinois, avec un vocabulaire esthétique et des références orientales. Récemment, la Biennale de Whitney à New York a été accusée d'appropriation par de nombreux Afro-Américains, suite à l’accrochage d’une peinture de Dana Schutz (l’artiste, américaine et blanche, avait représenté le cercueil d’Emmett Till, un adolescent noir lynché en 1955. L’événement avait à l’époque déclenché le Civil Rights Movement aux USA.) En tant qu’activiste pour les droits des Noirs et des LGBT, pensez-vous qu’il y a une limite à ne pas franchir ? L’artiste a-t-il tous les droits ?

L’appropriation culturelle est un sujet délicat auquel je suis très sensible. Je me considère comme un artiste transnational. Le fait que mon travail soit représenté dans les grands musées et fondations en Chine est une grande fierté. Pour être honnête, l’annonce de ces acquisitions a été plus importante que d’entrer dans la collection de la Fondation Louis Vuitton ou au MoMA. Cela veut dire que les gens ont compris ce que je voulais faire : cela n’est pas une appropriation, mais une conversation. D’ailleurs à part moi, une centaine de personnes ont travaillé sur le film et toutes sont chinoises.

 

Comme Maggie Cheung, actrice adulée en Chine, qui joue le rôle de Mazu, la déesse des mers qui guide les âmes des défunts jusqu’à leur province natale de Fujian. Sa présence est apaisante…

Oui, je voulais éviter de faire une œuvre qui ressemble à un reportage. Je ne suis pas journaliste, et, à vrai dire, je trouve le traitement des news manipulateur et assez barbant ! En suivant Mazu, on voyage à travers l’espace et le temps, en remontant 5000 ans d’histoire.

 

Et pourtant la fin du film est plutôt pessimiste: le calligraphe Gong Fagen écrit sur une vitre transparente, que des laveurs effacent aussitôt.

Cette scène est un accident. Ce sont de vrais laveurs qui nettoyaient la vitre entre les prises ! J’ai trouvé ce geste très fort. Les traditions se perdent, c’est inévitable. Je n’ai pas la prétention de pouvoir les préserver, et encore moins de tout savoir sur la culture chinoise. Je suis plutôt un outsider qui observe les choses de l’intérieur, et raconte ensuite, à sa façon, ce qu’il a vu.