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Numéro
20 Vous danserez mieux demain grâce à la Collection Pinault

Vous danserez mieux demain grâce à la Collection Pinault

ART & DESIGN

Inaugurée début avril à Venise, “Dancing with myself”, la nouvelle exposition-évènement de la Collection Pinault réunit 140 œuvres queer, engagées et bouleversantes. Une exposition qui danse avec son époque. 

Urs Fisher - “Untitled” Urs Fisher - “Untitled”
Urs Fisher - “Untitled”

“Je danserai mieux demain.” Ce commentaire, entendu* à la sortie de Dancing with myself, est le plus beau compliment qu’on pouvait faire à cette exposition. Et c’est vrai qu’après quelques heures passées à la Punta della Dogana, on aura rarement senti aussi libre ce corps qui d’habitude nous pèse et nous contraint. À l’aise, on aura rarement autant désiré le mettre en mouvement. On dansera mieux, c’est sûr… Et ce n’est pas le seul effet de la nouvelle exposition de la Collection Pinault, présentée jusqu’au 16 décembre 2018.

 

Imaginée en collaboration avec le musée Folkwang d’Essen (qui en présenta une première version en 2016), l’exposition, qui réunit 140 œuvres des années 70 à nos jours, pourrait facilement susciter le malentendu. En choisissant de s’intéresser à la manière dont les artistes ont utilisé leur corps comme outil et matière première – comment ils ont dansé avec leur propre corps pour créer – Dancing with myself pourrait passer pour une belle masturbation intellectuelle d’artistes se regardant le nombril. Mais si le corps de l’artiste est présent partout, c’est au contraire pour parler du monde. Cindy Sherman, qui a droit à deux salles (l’une de photos réalisées en 2016 et l’autre consacrée à ses chefs-d’œuvre des années 70), le dit simplement : “Je me sers de mon corps comme d’un mannequin. Mes photos ne sont pas autobiographiques.” L’Américaine se photographie ainsi depuis des décennies dans des mises en scène – assumées – où elle incarne différents clichés de la féminité. Ces images qui se donnent manifestement comme construites rendent visible une autre construction, sociale celle-là : celle des codes d’une féminité imposés par le regard masculin, celle de situations auxquelles une femme “doit” se soumettre. 

 

 

 Le corps se fait outil politique. Il dévoile par son jeu et son ironie les clichés et bat en brèche les diktats.

“Untitled #578”, Cindy Sherman (2016) “Untitled #578”, Cindy Sherman (2016)
“Untitled #578”, Cindy Sherman (2016)
De gauche à droite : “Untitled #571”, Cindy Sherman (2016) et “Untitled #564”, Cindy Sherman (2016) De gauche à droite : “Untitled #571”, Cindy Sherman (2016) et “Untitled #564”, Cindy Sherman (2016)
De gauche à droite : “Untitled #571”, Cindy Sherman (2016) et “Untitled #564”, Cindy Sherman (2016)

Le corps de l’artiste n’est pas là pour révéler la personnalité ou la psychologie de celui-ci. Le corps se fait outil politique. Il dévoile par son jeu et son ironie les clichés et bat en brèche les diktats. Ce corps devenant politique, outil primaire et essentiel d’une lutte : c’est la grande transformation à l’œuvre dans la seconde moitié du XXe. Et peut-être le véritable sujet de l’exposition.

 

 

L’homme blanc hétérosexuel dominant est en déliquescence. Avachi, il attend et assiste à sa propre disparition. C’est la fin du corps, il faut en faire son deuil.

 

 

Les commissaires d’exposition Martin Bethenod et Florian Ebner ont d’abord réalisé l’une des plus belles entrées en matière, entremêlant dès la première salle Félix González-Torres et Urs Fischer. Il faudra traverser le gigantesque rideau de perles en plastique rouges et blanches de l’artiste mort prématurément du sida pour accéder à Dancing with myself. Il faudra effectuer un premier pas, une première danse, avec ce rideau qui matérialise le sang de l’artiste. Ce sang contaminé qui fait peur, ce “cancer gay” qui a été pendant des décennies tabou et caché, est rendu visible. Surtout, il fait corps avec nous alors que nous le traversons. Citée dans le catalogue, Susan Sontag  écrit que “bien que nous préférerions tous présenter le bon passeport [du royaume des bien-portants], le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu’un court moment, de se reconnaître citoyen de l’autre contrée.” C’est ce passage qu’organise Félix González-Torres. Car le corps est politique dans sa capacité à transmettre des messages et de crier : “le sida existe !” Bien sûr, Félix González-Torres hurle. Mais son corps-rideau se fait outil d’action politique par sa capacité à nous faire basculer de l’autre côté. À faire communauté avec les plus vulnérables.

“Untitled”, Urs Fisher (2011) “Untitled”, Urs Fisher (2011)
“Untitled”, Urs Fisher (2011)

On pense alors, forcément, à l’ouvrage Ce que le sida m’a fait d’Élisabeth Lebovici. La critique française y décrit avec engagement l’émergence de la pensée queer à partir des années 70. Cette pensée queer, profondément humaniste, se dévoile comme une attention aux plus vulnérables justement. Tout le contraire d’un misérabilisme, elle forme un moment d’empowerment. Les exclus prennent en main leur corps et leur histoire pour agir. 

 

Et que voit-on au-delà du sang de Félix González-Torres ? Une sculpture en cire représentant le corps de l’artiste Urs Fischer. Des chandelles brûlent. L’homme blanc hétérosexuel dominant est en déliquescence. Avachi, il attend et assiste à sa propre disparition. C’est la fin du corps, il faut en faire son deuil.

 

 

 Le corps est une construction, mieux, c’est un jeu de construction. Le corps est fluide, comme le genre. Il est vieux – mourant, il est jeune. Il n’est pas, il devient.

<p>Marcel Bascoulard, clochard par choix, dessinateur par vocation, s'habille en femme et se prend en photos pendant plusieurs décennies à Bourges. Il choisit ses tissus et dessine ses patrons. Quelques uns de ses clichés sont exposés à la Pointe de la Douane.</p>

Marcel Bascoulard, clochard par choix, dessinateur par vocation, s'habille en femme et se prend en photos pendant plusieurs décennies à Bourges. Il choisit ses tissus et dessine ses patrons. Quelques uns de ses clichés sont exposés à la Pointe de la Douane.

La crise identitaire est plus large. Le XXe siècle a vu advenir un monde où le “je” est fragmenté, éclaté. Il n’y a pas de moi authentique, mais un foisonnement de masques et de rôles. “Sous ce masque, un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages”, écrit l’artiste Claude Cahun ,présente elle aussi dans l’exposition. Pour Martin Bethenod, “la multiplication de la présence du ‘je’ dans les œuvres est ainsi contemporaine d’un moment où la notion d’individu, de sujet souverain, autonome, doté d’une identité fixe, a été remplacée par une conception de l’individu comme un réseau en perpétuelle métamorphose ou transformation, soumis à des forces et à des déterminismes sociaux, culturels, de race, de genre, d’orientations sexuelles etc.” Le corps est une construction, mieux, c’est un jeu de construction. Le corps est fluide, comme le genre. Il est vieux – mourant, il est jeune. Il n’est pas, il devient. On peut même dire qu’il danse, au rythme de ses identités, de ses désirs, de sa mélancolie, de son amour, de la vie. Le corps est déterminé, il peut aussi se créer et se libérer.

 

Dancing with myself à Pointe de la Douane, Venise, jusqu’au 16 décembre 2018.

 

*On avouera par honnêteté que l'anecdote nous a été racontée par la directrice de la FIAC Jennifer Flay le week-end de l'ouverture de l'exposition.

Au premier plan : “Untitled” (Blood), Felix Gonzalez-Torres (1992). Au second plan : “Untitled”, Urs Fisher (2011) Au premier plan : “Untitled” (Blood), Felix Gonzalez-Torres (1992). Au second plan : “Untitled”, Urs Fisher (2011)
Au premier plan : “Untitled” (Blood), Felix Gonzalez-Torres (1992). Au second plan : “Untitled”, Urs Fisher (2011)